06 décembre 2006

Partie 6 : le triomphe du silicium

Il n'y a pas eu de miracle, mardi 5 décembre à Bonn, et la 6e et dernière partie du match opposant le champion du monde d'échecs Vladimir Kramnik au logiciel Deep Fritz a même tourné au triomphe de ce dernier. Avec les Blancs, le programme de la société allemande ChessBase a remporté une victoire nette et sans bavure, c'est-à-dire sans gaffe affreuse de son adversaire. Kramnik, en jouant une défense sicilienne, avait crânement tenté sa chance, montrant par ce choix qu'il ne se résignait pas et voulait une victoire. Simplement, le Russe n'avait visiblement pas les moyens de ses ambitions chevaleresques.
Les deux camps avaient choisi le petit roque et les objectifs de chacun semblaient assez clairs : Fritz visait directement le roi ennemi tandis que Kramnik voulait percer de l'autre côté, à l'aile dame. Après le 17e coup des Blancs, Ff4 (voir diagramme ci-contre), on crut que le moment était venu pour le joueur russe de passer à l'offensive avec c4, obligeant le fou blanc à se décaler en a4 et permettant aux Blancs de gagner le pion b2. Bien sûr, le logiciel ne pouvait avoir permis cette combinaison aussi simple. Sur c4, les Blancs ripostent par 18. e5 ! La meilleure réponse des Noirs est 18... dxe5 (18... cxb3 se heurte à 19. exf6 Fxf6 20. Th3 ! Rg8 21. Dh5 h6 22. Fxh6 ! g6 (car gxh6 mène à la catastrophe rapide) 23. Df3 Fg7 24. Fxg7 Rxg7 25. Ce4 De7 26. axb3 et les Blancs ont un pion de plus) suivi de 19. Fxf5 Db7 (et non 19... Fd6 20. Dxf6 !! car la dame est taboue étant donné que gxf6 21. Fxf6 mat) et après 20. Ce4 les possibilités tactiques des Blancs augmentent encore. Par prudence, Kramnik n'a donc pas tenté 17... c4 qui risquait de le mener très vite dans une situation difficile.
Il n'était pas tiré d'affaire pour autant, loin de là, surtout après qu'il eut affaibli son roque par g6. Toute la difficulté pour le champion du monde consistait à coordonner ses pièces tandis que quasiment toutes celles de Fritz lorgnaient vers son roque. Lorsque la bécane put avancer son pion e en e5, les Noirs le prirent et les Blancs reprirent avec la tour, donnant la position du diagramme ci-contre. En fait, les Noirs ne peuvent gagner la qualité car sur 26... Fxe5 suit 27. Dxe5+ f6 28. Txh7+ ! Rxh7 29. Dh5 (le pion g est cloué) Rg8 (ou Ch6) 30. Dxg6+ Rh8 31. Dh7 mat). Kramnik ne tomba pas dans le panneau et joua Cf6. Mais cela ne faisait pas tellement avancer ses affaires surtout qu'en face, le bestiau s'en allait profiter de la faiblesse du pion a4 en jouant 27. Dh4.

La suite fut une torture d'une vingtaine de coups. Après avoir gagné le pion a4, le logiciel commença à avancer sa majorité de pions à l'aile-dame, en y concentrant toutes ses pièces. En face, Kramnik, sur le reculoir et avec un cavalier égaré en f8, ne put qu'assister à son propre étouffement et jeta l'éponge après le 47e coup des Blancs, dans la position du diagramme ci-contre. Les pièces de la machine sont infiltrées dans le camp noir et leur pion a va y entrer comme dans du beurre. Deep Fritz gagne donc le match par 4 points à 2 et l'humain n'a pas remporté la moindre partie. Non pas que ce fût impossible (voir la première confrontation), mais il n'a pas eu assez de lucidité pour saisir les rares opportunités. D'où la nécessité ou bien d'avoir plus de temps de réflexion car c'est le plus important facteur limitant pour l'humain, ou bien de se préparer pendant des mois contre le logiciel, afin de mieux comprendre ses ressorts, ses forces et ses faiblesses.
L'avenir des échecs n'est pas remis en cause par ce résultat. Pour deux raisons simples. La première est que les logiciels ne sont pas près de "résoudre" les échecs, comme disent les théoriciens, c'est-à-dire d'analyser toutes les possibilités qu'offre le jeu. Si l'on considère comme juste l'estimation qu'il existe 10120 possibilités et si l'on imagine un ordinateur surpuissant, à côté duquel Deep Blue ferait figure de calculette, analysant un milliard de milliards de milliards de positions par seconde, il faudrait, selon un calcul rapide, trois cent mille milliards de milliards de milliards de milliards de milliards de milliards de milliards de milliards de milliards d'années pour en venir à bout. Evidemment, à supposer que la Terre survive à la mort du Soleil dans environ 5 milliards d'années, que l'ordinateur n'ait pas de panne, qu'il ait une source d'énergie garantie pour toute la durée de son calcul, je doute cependant qu'un quelconque homme soit là pour regarder le résultat et savoir si les Blancs jouent leur premier coup et gagnent, si les Noirs peuvent annuler ou si, subtilissime beauté du jeu, les Blancs sont en zugzwang dès le début de la partie et le fait de devoir jouer le premier coup signe leur perte... Le deuxième argument pour rassurer les amoureux du jeu d'échecs après cette déprimante défaite de Kramnik est encore plus simple que le premier. S'ils aiment les échecs, ils n'ont qu'à jouer. Entre eux. Même si les machines semblent de plus en plus prouver qu'elles sont plus fortes que nous, elles ne tirent aucun plaisir de cette performance car, d'une part, elles ignorent ce qu'est le plaisir, et, d'autre part, elles ne savent même pas qu'elles jouent aux échecs...

11 commentaires:

Anonyme a dit…

Et bien voila, c'est fait...
Ce n'est pas à cause de ça que j'arrêterais de jouer aux Echecs. Par contre, il me parraît de plus en plus évident que le meilleur joueur d'Echecs au monde à la pendule en cadence normale est une machine.

Par contre, aux échecs par correspondance, je crois me rappeller que Hydra s'est fait battre 4 à 2 justement ;)

Anonyme a dit…

Paradoxe sublime, le vainqueuer de cette confrontation c'est bien sûr kramnik ! Qui donc d'autre qu'un humain pouvait se permettre à ce niveau de jeu de perdre une partie sur un mat en un coup ? Le calcul de la machine est indéniablement supérieur à l'homme mais la vie se joue toujours dans les marges, l'inattendu, l'imprévisible... La victoire de l'ordinateur est toute relative, elle n'est, encore, que celle d'un ensemble d'hypothèses qui sont inscrites dans une logique donnée. Depuis Einstein et la mécanique quantique on sait qu'il existe d'autres systèmes logiques, celles-là se trouvent aujourd'hui de " l'autre côté du miroir" !

Anonyme a dit…

Superbe conclusion qui redonne espoir, car après cette confrontation, notre désir pouvait être de ne plus jouer aux échecs.
Après tout, Kramnick s'est battu contre l'homme, car derrière Deep Fritz, il y a toute une armée humaine technique qui anime cette machine.
L'homme s'émerveille devant la machine qu'il a créé; il leur a fallu une telle prouesse technique pour battre une intelligence humaine.

Anonyme a dit…

Bonsoir,

Je suis tout à fait de l'avis de Fabrice : le match qui vient d'avoir lieu opposait l'homme à l'homme, et non l'homme à la machine.

Plus exactement ce sont deux formes d'intelligence différentes qui "s'opposaient" : d'un côté l'intuition, de l'autre la capacité à verbaliser (je veux dire que pour moi la qualité essentielle d'un programme repose sur la fonction d'évaluation, et surtout sur la manière de définir les composants de celle-ci)

Anonyme a dit…

Tout ce débat est une affaire d'ego (surdimensionné ou mal placé) : l'incapacité à tolérer qu'une machine puisse mieux raisonner ou concevoir que l'homme.
Les mêmes réactions ont eu lieu lors de l'invention de la calculette, du tracteur, du vélo ou ... du hachoir électrique.

Les machines jouent très bien aux Echecs et livrent de superbes parties : Hydra, contre Adams, a joué des parties d'attaque fabuleuses dans la lignée des Echecs romantiques, avec la correction des combinaisons en plus.

Quand on sera débarrassé de ce complexe d'infériorité on commencera à apprécier la subtilité de leur jeu.

On peut retenir plusieurs enseignements de ce match :
- C'est un échec complet pour Kramnik, qui a affronté une machine peu puissante au regard des possibilités actuelles, un programme qui n'est pas le meilleur du marché, et dans des conditions inédites et très favorables pour lui;
- De vraies confrontations restent à faire : sans bases de données, sur des matériels du marché, et avec d'autres programmes;
- Le vrai triomphe du silicium a déjà eu lieu il y a ... 10 ans lors du match Kasparov-Deep Blue, et bien avant encore pour ce qui est des parties rapides;
- Les machines rénovent totalement les perspectives du Jeu : pas de nulles de salon, pas de parties arrangées, d'énormes possibilités ouvertes dans le jeu combinatoire ou le jeu positionnel.

BaCcHuS a dit…

Je tiens à poster ce commentaire pour faire part à tous de ma tristesse d'apprendre le décès de David Ionovich Bronstein hier, à Minsk. Je fais partie d'une génération qui ne l'a jamais réellement connu en tant que joueur de premier plan (j'ai 20 ans), mais il est pour moi, à travers ses livres et ses parties ensorcelantes, une vraie légende. Quelle ironie du sort, que lui qui a tant expérimenté le jeu contre les ordinateurs (http://www.Chessgames.com/perl/chesSgame?gid=1079017)
décède justement le jour où l'ordinateur se révèle meilleur aux échecs que l'homme !
Je voudrais simplement remercier David Bronstein pour ce qu'il a fait pour les échecs.

Anonyme a dit…

On estime le nombre d'atomes dans l'univers à 10^80. Pour s'occuper des 10^120 parties possibles, il va falloir s'employer...

V. Kramnik a quand même bien tenu sur les premières parties. Il fait jeu égal avec Fritz jusqu'à la dernière partie. V. Kramnik a un jeu qui permet de bien tenir contre les machines. Par contre, lorsqu'il s'agit d'attaquer, il entre dans un domaine où la machine est forte, et où lui n'est pas à son meilleur.

Je ne comprends pas pourquoi certains parlent de la fin des échecs. C'est stupide. Les humains vont continuer à y jouer, et peut-être contre des machines, en simultanée par exemple.

Il y a peut-être aussi une nouvelle ère où le vrai championnat du monde sera celui entre machines. Pourquoi pas? Je préfère le style de jeu de Fritz à celui plutôt frileux et insipide de V. Kramnik. En plus, à terme, les machines joueront des blitzs de meilleur niveau que les parties longues humaines: ce sera plus spectaculaire.

Anonyme a dit…

J'admire vraiment toutes ces parties qui se sont jouées. Kramnik n'a pas été ridicule, Deep Fritz a joué froidement comme une machine en prenant bien souvent plus de temps que l'humain... mais que dire de tout celà ? Et bien ma foi que la machine est plus forte que l'homme dans ce domaine. Pourquoi ? Simplement parce que les échecs sont une science exacte. C'est d'ailleurs pourquoi nombre de GMI ont des personnalités aussi exacerbées (Kasparov, Fischer, Topalov...). Ce n'est pas un mal, c'est juste qu'aujourd'hui, force est d'admettre que ce jeu, superbe, n'est qu'une suite logique trop poussée pour nous alors que la machine en trouve les chemins, encore plus loin et encore toujours. Alors félicitations aux programmeurs, à qui le silicium dans ce cas échappe, et encore bravo à Kramnik, que j'estimais inférieur à Leko en 2004, et qui pourtant gagna. L'évolution passe-t-elle par la naissance d'un surhomme capable de battre la vitesse de calcul d'un ordinateur ? Je l'espère mais n'y crois pas trop. Dommage pour les échecs ! Et qu'ils continuent à vivre de nos erreurs et nos sentiments humains, pour le plus grand plaisir de tous. Et remercions par avance les machines qui nous offrirons des parties superbes ! Chacun à sa place et tout ira bien.

Anonyme a dit…

C'est vrai, les machines ignorent ce qu'est le plaisir. Mais Blade Runner Director's Cut vient de ressortir en version remastérisée...

mumpfy a dit…

N'oublions pas que l'homme a inventé les échecs, qu'il en profite pleinement, et qu'il a aussi inventé les ordinateurs, et pour continuer a s'amuser confronte l'un à l'autre.L'ordinateur est une formidable calculatrice, un outil merveilleux, simplement le fruit de la plus étonnante des machines: Le cerveau humain. Vive les échecs!!

Anonyme a dit…

Bon cette fois la machine surpasse l'homme. Logique: l'erreur est humaine. Un ordinateur ne fait pas ou presque pas) d'erreur alors que l'erreur est humaine ! L'ordinateur montre certaines des lacunes stratégiques (des très petites !) comme le montre une partie de Kasparov contre fritz X3D. Un ordinateur ne remplacera jamais un humain: il ne fait point d'erreur...
Dire que Kramnik à fait un échec est faux. Depuis l'invention du premier logiciel on a fait du chemin.