30 novembre 2006

Partie 3 : la muraille informatique

C'est un sentiment assez étrange que les commentateurs du match Kramnik-Deep Fritz ont ressenti hier, mercredi 29 novembre, en regardant la 3e confrontation entre le champion du monde et le logiciel. Avec les Blancs, Vladimir Kramnik avait commencé la partie sur un rythme soutenu, montrant qu'il entraînait son adversaire sur une variante de la catalane qui lui plaisait et qu'il avait préparée à la maison. On se disait que, cette fois-ci, le Russe avait peaufiné son coup et attirait la bête de silicium dans une position qu'elle évaluerait mal. Première subtilité au 13e coup des Blancs, qui laissaient leur pion "d" en prise (voir diagramme ci-contre). Les Noirs déclinèrent l'offre car après 13... cxd4 suit 14. Dc6 clouant le cavalier et attaquant la tour qui ne peut rester là sous peine de perdre une pièce (car si le cavalier blanc prend en d7, la dame reprend et est déviée de la défense de la tour a8). Après, par exemple, 14... Tc8, attaquant la dame, les Blancs jouent 15. Dxd5, menaçant rien moins que mat en f7 ! La suite la plus sûre pour les Noirs est 15... Cxe5 16. Dxe5+ Fe7 (16... De7 17. Dxd4 et les Noirs feraient mieux de ne pas tenter de récupérer leur pion perdu car si 17... Dxe2 18. Fg5 lie les tours et menace le mortel Te1) 17. Dxg7 et les Blancs, avec un pion de plus, sont nettement mieux. Fritz a éventé le piège sans souci et échangé les cavaliers, affligeant Kramnik de pions doublés et se créant une belle majorité de pions à l'aile-dame.
On se disait donc, à ce stade de la partie, que tout ceci était prévu. D'autant plus que le Russe jouait vite et d'autant plus que, sur mon petit ordinateur, ma "vieille" version de Fritz 8 me donnait tous les coups à l'avance... On attendait donc le moment où Kramnik tirerait la partie dans une voie où la myopie à long terme du logiciel et son incapacité à monter des plans lui seraient fatals. Mais rien n'est arrivé. Comme s'il était incapable de franchir la muraille informatique, le champion du monde n'a rien tenté et l'on a vu Deep Fritz gagner de l'espace. Sa majorité de pions à l'aile-dame commençait même à se faire préoccupante. A l'arrivée, la machine se créa un pion passé sur la colonne "a", comme on le voit sur le diagramme ci-contre, pris après le 37e coup du programme. Mais Kramnik avait la parade, une parade élégante que seul un humain peut sélectionner (Deep Fritz ne la classe pas, loin de là, à la première place) : donner la qualité par 38. Txf8+ afin que, après l'obligatoire Rxf8, le roi et le pion a3 non protégé soient sur la même diagonale, afin de jouer 39. Fb4+, supprimant au coup suivant le dangereux fantassin cheminant sur la bande.
Bien sûr, il n'était plus dès lors question, pour les Blancs, de jouer pour le gain. Après 39... Rf7 40. Fxa3 Ta2 41. Fc5 g6 42. h4 Rf6 43. Fe3 h5 44. Rg2, on arrive à la position finale de la partie (voir diagramme ci-contre). Il s'agit d'une classique position de forteresse. La chaîne de pions blancs est parfaitement défendue grâce au fou de cases noires et tient en respect les deux pions adverses. Même si leur roi parvient à s'infiltrer sur les cases blanches, les Noirs n'ont aucune chance de gagner. Les Blancs restent passifs et campés sur leur forteresse mais ne craignent rien. Point très amusant : si on laisse tourner le programme pendant très longtemps, il donne aux Noirs un avantage énorme, incapable qu'il est de comprendre l'essence de la position. Heureusement, hier, l'équipe de Deep Fritz a accepté la proposition de nulle de Kramnik, sans tenir compte de l'évaluation livrée par sa créature, nous épargnant le spectacle ridicule d'une finale insipide. Pour le goût de l'expérience, j'ai joué moi-même la finale contre Fritz. Pendant très longtemps, il ne saisit pas ce qui se déroule, jusqu'à ce qu'on arrive à quelques coups de la nulle, en application de la règle des 50 coups. A ce moment-là, son évaluation tombe subitement à 0,00... Tout cela n'empêche qu'il mène par 2 points à 1. Prochaine partie, demain. Le logiciel aura les Blancs.

29 novembre 2006

Flash : nulle dans la troisième partie

Pour la troisième partie du match opposant Vladimir Kramnik au logiciel Deep Fritz, le joueur humain, avec les Blancs, n'a pu obtenir mieux que la nulle, mercredi 29 novembre à Bonn. Comme dans les deux premières rencontres, le Russe a visiblement entraîné le logiciel sur un terrain qu'il avait préparé à l'avance, de nouveau dans une partie catalane. On s'attendait donc à ce qu'il dévoile une faille du programme, à un moment ou à un autre. Mais rien de cela ne s'est passé. Au contraire, Deep Fritz s'est retrouvé avec un peu plus d'espace et une majorité de pions à l'aile dame que Kramnik a dû surveiller comme le lait sur le feu. Le champion du monde a même été contraint de sacrifier la qualité pour arrêter le pion "a" des Noirs qui avait un boulevard jusqu'à dame. Mais il s'agissait d'un sacrifice sans risque car le Russe était assuré, avec son fou restant et une saine chaîne de pions à l'aile-roi, de se construire une forteresse imprenable. La nulle fut donc conclue au 44e coup. Analyse plus complète de la partie demain. A mi-parcours et alors qu'il lui reste deux parties à jouer avec les Blancs, Deep Fritz mène 2 points à 1.

28 novembre 2006

Partie 2 : la gaffe du millénaire

Pas plus que moi, Mathias Feist, l'opérateur de Deep Fritz (qui oeuvrait déjà à Bahreïn en 2002), n'a dû en croire ses yeux en visualisant l'écran ci-contre. Je suis persuadé que, durant un bref instant, il s'est dit qu'il s'était trompé, qu'il avait mal rentré un coup dans la machine, en bref qu'il était impossible que son logiciel mate le champion du monde. Et pourtant, c'est ce qui s'est passé. Vladimir Kramnik n'a pas vu qu'il allait être mat en un coup. Comme le Russe l'a dit après cette gaffe d'anthologie (il va falloir chercher les cas où le champion du monde a raté ce genre de chose), "ce fut très étrange. Je ne peux pas trouver d'explication." Il n'y avait aucun stress à la pendule puisqu'il restait 33 minutes à Kramnik pour effectuer les 7 coups qui devaient le mener au contrôle de temps du 40e coup. Le Russe n'avait pas l'air particulièrement stressé. Il a réfléchi à ce qu'il devait faire, il a joué son coup, s'est levé, a pris sa tasse et était sur le point de rejoindre sa salle de repos quand... quand Mathias Feist, bras armé de Deep Fritz, l'a maté.
Cette deuxième partie était pourtant bien engagée pour le joueur humain. Kramnik, avec les Noirs, avait réussi à entraîner son adversaire sur un terrain qu'il avait visiblement préparé à la maison. Même si le logiciel avait débuté par d4, l'espace était relativement ouvert. Le premier débat a eu lieu à l'aile-dame, sur la colonne c, les Noirs voulant pousser leur pion c6 d'une case pour égaliser. Au 17e coup, les Blancs se sont vu offrir un pion (diagramme ci-contre) mais ont décliné l'offre. Si 17. Dxc6 Dxc6 18. Txc6, les Blancs ne gagnent en fait rien car 18... C7b6 va récupérer le pion a4 tout en attaquant le pion b2 : l'initiative va donc changer de camp. Deep Fritz s'est donc abstenu de croquer le pion et a préféré achever son développement en roquant.
Au terme de ce premier débat, les Noirs ont mis le paquet sur la case c5, réussi par y pousser leur pion et, après une série d'escarmouches et d'échanges, Kramnik détenait une position plus que satisfaisante (diagramme ci-contre, après le 31e coup blanc) : Deep Fritz a des pions doublés et isolés, il ne dispose plus du fou de cases blanches pour exploiter le trou dans le roque ennemi et la majorité de pions de Kramnik à l'aile-dame peut se transformer en menace. Dans la position du diagramme, la question est donc : comment les Noirs peuvent-ils exploiter leur petit avantage, sachant que leur pion e6 est attaqué ? Comme le suggère Susan Polgar sur son blog, la meilleure (et la plus simple) option semble être 31... Df7. La menace est Df2+ et, après Rh1 vient un mat en 2 coups par Df1+ Txf1 Txf1 mat. Pour parer cela, les Blancs ferment la colonne f par 32. Cf3 (je n'aime pas trop 32. Dh4 car après Dg6, les Noirs ont la possibilité de se faufiler, via la diagonale blanche, sur d3, ou sur c2 si la tour bouge). Suit 32... Df5 et les Blancs sont contraints d'accepter l'échange de dames car si leur souveraine s'en va, elle abandonne la protection du pion e3 attaqué par le fou, avec gain de la qualité en prime... Par conséquent, après 32... Df5, le mieux est 33. Dxf5 Fxe3+ (coup intermédiaire sympathique) 34. Rf1 exf5 (Txf5 n'est pas terrible car il permet l'intrusion de la tour adverse par Tc8+) et les Noirs ont un pion de plus. Contrepartie, le pion e des Blancs est libéré.
Kramnik a sans doute dû voir cette suite (mais je ne suis plus sûr de rien désormais...) et a préféré a4, avec l'idée 32. Cxe6 Fxe3+ 33. Rh1 (forcé) Fxc1 34. Cxf8 De3 pour échanger les dames. Et c'est ce qui s'est produit sur l'échiquier. Avec les dames en moins, les Noirs seraient en effet archi-gagnants. Tout le problème, c'est que le Russe n'a pas vu que 34... De3 était la gaffe du millénaire à cause du mat en h7. Pour empêcher ce désastre, dans la position du diagramme ci-contre, les Noirs auraient dû jouer Rg8 au lieu de De3. Il semble clair pour tout le monde que, dans ce cas, Deep Fritz aurait pris la nulle par 35. Cg6 Fxb2 36. Dxd5+ Rh7 37. Cf8+ Rh8 38. Cg6+ et échec perpétuel. Cela aurait constitué une fin décente pour une partie dans laquelle les Noirs étaient parvenus à obtenir un petit plus mais pas la concrétisation de ce plus. La réalité en a décidé autrement. Seul celui qui a des yeux peut devenir aveugle. L'horrible mésaventure de Kramnik n'aurait pu arriver à Deep Fritz. Le champion du monde, qui n'a pas semblé dépité lors de la conférence de presse, a, on le sait, d'immenses ressources morales, comme il a pu le prouver face à Leko et à Topalov. Mais il est légitime de se demander s'il se relèvera facilement après le rude knock-out d'hier. Réponse, demain mercredi à partir de 15 heures. L'homme aura les Blancs.
Post-scriptum : hier, la fréquentation du blog a dépassé les 1 400 pages vues et, ce matin, le cap des 20 000 pages consultées a été franchi ! Merci pour votre fidélité.

27 novembre 2006

Flash : Kramnik se fait mater comme un débutant !

Ce sera la défaite la plus humiliante de la carrière de Vladimir Kramnik. En allant voir, il y a quelques minutes, où en était la partie, je suis tombé sur un diagramme où les Blancs (Deep Fritz) donnaient échec et mat. Je me suis dit qu'il y avait un problème quelque part et je n'ai pas cru à ce que je voyais. Ce d'autant plus qu'en remontant un coup en arrière, on arrivait à la position ci-contre. Si c'est aux Blancs de jouer, la dame plonge en h7 et c'est fini. Heureusement, le trait est aux Noirs, à Kramnik. Il suffit, pense-t-on sans trop se tromper, de jouer Rg8 pour parer le danger. Je ne sais pas combien de temps il restait au Russe mais le fait est qu'il a proposé l'échange des dames en e3 ! Le champion du monde a oublié qu'il était mat en un coup ! Mais pas l'ordinateur. 1,5-0,5 pour Deep Fritz grâce à cette gaffe auprès de laquelle les bourdes de Vesseline Topalov, pendant le championnat du monde, semblent tout à coup bien pâlichonnes. Je ne sais si cet aveuglement dramatique aurait pu se produire dans une partie contre un joueur humain mais la pression semble déjà se faire sentir sur les épaules du grand Russe, alors qu'on n'en est qu'à la deuxième partie... Analyse plus complète demain.

Partie 1 : nulle solide pour Kramnik

C'est entendu : avec les Blancs, Vladimir Kramnik s'est assuré, sans jamais se faire peur, une nulle solide au cours de la première partie de son match contre le logiciel Deep Fritz, samedi 25 novembre à Bonn. La seule question que l'on se pose aujourd'hui, après décantation de la partie, est : le Russe (à droite sur la photo ci-contre) a-t-il manqué le gain ? Vous imaginez bien que la réponse ne sera donnée définitivement qu'après qu'une cohorte de grands maîtres aura disséqué, analysé, soupesé, remâché et digéré tous les coups, toutes les variantes, toutes les positions de cette rencontre. Ce que bien sûr, Kramnik n'avait pas le loisir de faire. On oublie en effet trop souvent de préciser que, sans le facteur temps, l'homme a encore de beaux restes. Il y a quelques années, le champion du monde d'échecs par correspondance, le Français Christophe Léotard, n'avait eu aucun souci face aux programmes Hiarcs et Chess Tiger, gagnant 3 parties et annulant la quatrième.
Revenons à la confrontation de samedi. C'était donc une partie catalane, ce qui n'a pas vraiment dû surprendre les préparateurs de Deep Fritz. Le plus étonnant de l'ouverture, c'est la position qui est surgie après le 13e coup noir : le logiciel laissait une tour en prise (voir diagramme ci-contre). Evidemment, ce n'était qu'un faux cadeau. Si la dame blanche prend la tour a8, suit 24... Fb7 et les Blancs sont obligés de prendre l'autre tour (sur 25. Da7 b5 et la dame n'a plus de case). On pourrait se dire que donner la dame contre les deux tours est plutôt un bon marché, surtout quand les colonnes c et d sont ouvertes pour les tours blanches. Peut-être Kramnik aurait-il tenté le coup contre un joueur humain (quoiqu'il se fût probablement méfié et eût tenté d'évaluer le temps perdu à mettre ses tours en jeu). Mais l'idée que la "bécane" conserve sa dame et pas lui ne lui a sans doute pas séduit et il a préféré la simplicité en ne s'emparant pas de la tour a8 et en jouant 14. Dh4. Le but de la manoeuvre était de jouer le fou en g5 puis d'échanger les dames en f6, tout en créant des pions doublés dans le camp noir.
Après cette simplification, Deep Fritz se fit entreprenant au 24e coup, en voulant glisser sa tour restante devant ses pions (24... Td5, voir position du diagramme ci-contre). Sans doute 24... a5 aurait-il été plus sage (ce sans craindre 25. e3 car les Noirs jouent aussitôt e4 et tiennent bon), pour interdire au cavalier du champion du monde l'accès à la case b4. La conséquence de 24... Td5 fut l'immédiat 25. Cb4 des Blancs, forçant l'échange des tours après la suite de coups 25... Tb5 26. Cxa6 Txb2 27. Txb2.
Après les logiques 27... Fxb2 28. Cb4 (le cavalier vise la case d5 pour attaquer b6), suivirent 28... Rg7
(pour rapprocher le roi de la zone de jeu) 29. Cd5 Fd4, on vit apparaître sur l'échiquier la position ci-contre. Ici, Kramnik joua a4, ce que lui reproche le grand maître américain Yasser Seirawan, qui propose l'immédiat e3. L'idée est la suivante : infiltrer le roi à l'aile-dame via f3 et e2 pour aller manger le pion b et, ce faisant, ouvrir un boulevard au pion a. En parallèle, le roi noir va mettre beaucoup de temps à démolir l'aile-roi des Blancs. C'est donc sur un plan à long terme que mise Seirawan, un de ces plans que les logiciels, malgré l'amélioration des performances des microprocesseurs, ont du mal à évaluer. Le problème, pour le joueur humain, consiste aussi à s'assurer qu'il ne fait pas fausse route... Je suis sur la position (après 30. e3 Fc5 31. Rf3) depuis ce matin et j'ai tenté d'étudier plusieurs options pour les Noirs. Les possibilités sont très nombreuses mais apparemment, Seirawan a l'air d'avoir raison... J'ai déjà l'impression que cette première partie va faire couler beaucoup d'encre.
Dans la vraie partie, Kramnik n'a pas vu (ou pas voulu suivre) ce plan. Peut-être n'était-il pas prêt, psychologiquement, à partir à l'aventure pour cette première partie. Il a préféré un objectif simple : éliminer tous les pions noirs, y compris en sacrifiant son cavalier sur le dernier d'entre eux, et forcer la nulle en ne laissant pas assez de matériel à son adversaire pour mater. Il n'a jamais été menacé et c'est déjà une satisfaction. Les deux protagonistes sont à égalité 0,5 point partout et la deuxième partie se joue en ce moment...

25 novembre 2006

Flash : nulle dans la première partie du match Kramnik-Deep Fritz

Vladimir Kramnik avait tiré les Blancs pour la première des six parties qui l'opposent, à Bonn, au logiciel Deep Fritz. Ce fut, sans trop de surprise, une catalane, dont le Russe se sert régulièrement. Les partisans du joueur humain ont dû être soulagés de voir que leur poulain avait maîtrisé la partie du début à la fin. Il y eut quelques subtiles escarmouches tactiques. Il y eut même, à un moment, la certitude que Kramnik détenait un petit plus. Etait-il trop petit ? Le champion du monde a-t-il raté quelque chose ? Une analyse fouillée nous le dira. En attendant, Kramnik n'a pris aucun risque, n'a pas vraiment été menacé et a forcé la nulle sans souci au 47e coup. Le score est de 0,5 point partout. Nous verrons, lundi, si, avec les Noirs, le joueur de chair et de sang est aussi à l'aise. C'est aussi lundi que je livrerai quelques commentaires sur cette première partie. Un dernier mot : merci à tous ceux qui m'ont envoyé des messages de soutien après le bilan mitigé du premier mois. Cela fait chaud au coeur.

24 novembre 2006

Des pistes pour résister au silicium

Quelles chances Vladimir Kramnik, même avantagé par le réglement, a-t-il réellement contre Deep Fritz, dans le combat qui commence tout à l'heure ? Etant donné que la véritable clé du problème réside dans la recherche des faiblesses du logiciel et, aussi, dans la façon d'amener sur l'échiquier les positions qu'il évalue mal, les pistes sont assez restreintes. Elles dépendent aussi de la relation que le joueur humain entretient au quotidien avec les programmes. Ainsi, Kramnik a-t-il adopté, pour son entraînement, la stratégie de Kasparov. Il ne s'installe pas devant l'ordinateur mais devant l'échiquier. Il propose des coups, des idées qui sont testées en direct par son (ou ses) entraîneur(s) qui se charge(nt) de manipuler la souris . Il est donc constamment opposé à un logiciel, mais de manière indirecte. Par ailleurs, la confiance du Russe dans la toute-puissance des ordinateurs a été ébranlée par la défaite qu'il a subie face à Peter Leko, dans la 8e partie du championnat du monde de Brissago (Suisse) en 2004. Voici pourquoi. Avec les Blancs, Vladimir Kramnik joua ce gambit Marshall sur pilote automatique, y compris lorsqu'il sacrifia sa dame au 24e coup. Tout était préparé à l'avance et, a priori, vérifié sur ordinateur. Je me souviens que je suivais cette partie au journal, en faisant tourner ma propre version de Fritz. Les Blancs étaient gagnants me disait la bestiole de silicium. En face, Leko réfléchissait, réfléchissait. Puis, en regardant de nouveau l'évaluation de Fritz, je crus avoir la berlue : maintenant que le logiciel avait eu plusieurs minutes pour jauger la position, l'évaluation s'était inversée. En approfondissant sa recherche à quelques demi-coups de plus, il avait trouvé la réfutation du sacrifice de Kramnik ! Leko eut l'immense mérite de trouver la suite gagnante sur l'échiquier alors qu'il ne lui restait pas beaucoup de temps. Kramnik avait perdu la partie sans réfléchir sur un seul coup, simplement parce que, lors de sa préparation, il n'avait pas laisser tourner sa machine assez longtemps... Une première piste consiste donc à détecter ce genre de "bugs".
Autre possibilité, miser sur l'effet d'horizon. Le joueur humain doit tenter de créer de petites faiblesses dans la position adverse en misant sur le fait que le logiciel (lequel ne "joue" pas aux échecs mais ne fait que compter) ne les assimilera pas à des faiblesses puisque, dans l'horizon de ses calculs (15 à 16 demi-coups en moyenne en 2002, 17 à 18 aujourd'hui), elles n'apparaîtront pas comme telles. C'est un pari sur l'avenir et sur la myopie des machines : le joueur humain n'est pas capable de dire exactement quand cela paiera mais son expérience l'assure que cela paiera...
Lorsque j'avais préparé une page (une page entière dans Le Monde, cela fait rêver aujourd'hui...) sur le match de 2002, j'avais demandé à Kramnik en personne sa perception des choses. Il avait d'abord insisté sur la nécessité de suivre une préparation physique plus importante qu'à l'ordinaire pour ne pas subir de trop fortes baisses de régime. Le champion du monde (photo ci-contre) avait également insisté sur le fait que "c'est une expérience très étrange que de jouer contre une machine : elle n'est jamais nerveuse, jamais fatiguée, son niveau reste égal pendant toute la partie et pendant tout le match. Il faut être très bien préparé psychologiquement pour l'affronter et j'ai beaucoup travaillé sur cet aspect-là au cours des quinze derniers jours. Il faut que je reste très stable, que je pense en permanence que je joue contre un programme."
Pour terminer l'interview, j'avais posé la question suivante : "Certains joueurs préconisent de modifier son style lorsqu'on est face à un logiciel, d'adopter un style anti-ordinateur. Qu'en pensez-vous ?" Kramnik avait répondu ceci : "Dans certains domaines comme la tactique où ce n'est qu'affaire de calcul, l'ordinateur est trop fort puisqu'il évalue plusieurs millions de coups par seconde. Il faut donc éviter d'aller sur ce terrain-là. Mais je ne crois pas non plus qu'il soit correct de jouer quelque chose qui vous soit étranger. Il faut trouver un juste milieu. Ce qui fait la force de l'humain, c'est sa compréhension du jeu et sa stratégie à long terme, sans oublier l'intuition. C'est quelque chose de difficile à définir en mots, mais l'intuition, cette possibilité de sentir que tel coup est le meilleur, c'est ce qui fait la différence entre les joueurs."
Joël Lautier, que j'ai interrogé sur le sujet, a apporté quelques précisions intéressantes, qui vont dans le même sens. Contre un programme, il faut, m'a-t-il expliqué, "viser l'appauvrissement tactique, viser la finale, ce que Vladimir a naturellement tendance à faire et ce qui serait plus dur pour quelqu'un comme Shirov. Il faut éviter les positions ouvertes, dans lesquelles les pions centraux ont disparu et où ça tire dans tous les coins. Un joueur comme Vladimir sent bien ces choses-là et il a un style tout à fait adéquat pour affronter un programme. Cela dit, le problème principal pour le joueur humain est avant tout psychologique. Il sait qu'il est comme un funambule sur une corde raide et c'est stressant."

Quand Kramnik dominait Deep Fritz avec les Noirs

Il fut une époque où mon journal favori donnait et commentait toutes les parties des championnats du monde mais aussi celles des principaux matches homme-machine. Pour des raisons qui tiennent tant au service des Sports du Monde qu'à la réduction du nombre d'articles dans mon quotidien, tout cela est aujourd'hui révolu. D'où l'idée du blog. Je me suis replongé, non sans nostalgie dans les archives du temps jadis, celui où je sévissais à chaque partie... C'est ainsi que j'ai remis la main sur l'article que j'avais écrit lors de la 3e partie, mémorable, du match Kramnik-Deep Fritz de 2002. Mémorable par le fait que le champion du monde, avec les Noirs, avait dominé le logiciel qui n'avait visiblement pas bien appréhendé le plan de son adversaire. Le papier commençait par : "Heureusement pour Deep Fritz, les machines ne savent pas encore souffrir."
Je vous propose donc aujourd'hui de revenir sur cette partie exemplaire, jouée le 8 octobre 2002 à Manama (Bahreïn). Avec les Blancs, l'équipe de Deep Fritz avait renoncé à la partie espagnole à laquelle le Russe, dans la première partie, avait opposé la solide défense berlinoise qui lui avait si bien réussi contre Garry Kasparov deux ans auparavant. Mais les gens de ChessBase avaient, bizarrement, opté pour la partie écossaise. Je dis "bizarrement" car il s'agissait d'un choix discutable dans la mesure où l'écossaise étant une ouverture que Kasparov avait remise à la mode, Kramnik l'avait forcément disséquée avant le match de 2000 au cours duquel il avait terrassé son aîné. D'ailleurs, Joël Lautier m'a confirmé hier que cette 3e partie de Bahreïn faisait partie de la préparation de Kramnik en 2000. En plus de cette erreur stratégique, Deep Fritz choisit une variante avec échange rapide de dames, ce qui réduisait ses possibilités tactiques.
Le logiciel semblait pourtant content de lui, sûrement à cause des deux paires de pions doublés dans le camp noir. Mais il ne s'est pas aperçu que, dans la position du diagramme ci-contre, les Noirs allaient gagner sans souci le pion f6 et, dominant les colonnes centrales, avancer leurs pions de l'aile-dame. Comme si cela ne suffisait pas, Deep Fritz facilita la tâche de son adversaire en échangeant toutes les tours. Au bout du compte, Kramnik se retrouva dans une finale avec les fous de même couleur et un, puis deux pions de plus. Dans ces conditions, sachant que le champion du monde allait dérouler sa technique sans se fatiguer les neurones, les ingénieurs de Deep Fritz préférèrent abandonner au 51e coup. A ce moment de la rencontre, le Russe avait deux points d'avance et menait 2,5 points à 0,5, ayant déjà gagné la 2e partie grâce à une erreur typique des logiciels en finale. Il existe donc des possibilités certaines de faire déjouer la machine. Toute la difficulté consiste à savoir les identifier et les exploiter. J'y reviendrai demain.

23 novembre 2006

Un mois d'Echecs Info

Avant de poursuivre la série d'articles sur les matches homme-ordinateur, un point sur le blog, un mois après son démarrage, le 23 octobre. Quelques chiffres pour commencer : 24 notes publiées, soit près d'une par jour, plus de 14 000 pages vues (466 par jour en moyenne). En tout, 4 729 personnes sont, à un moment ou un autre, venue sur Echecs Info. Ces résultats sont, je ne le cache pas, inférieurs à mes espérances, dans le sens où je n'ai pu fidéliser qu'un lecteur sur dix. Certains me diront que c'est beaucoup. Par rapport au temps que je consacre à la rédaction des articles, je ne suis toutefois pas satisfait du résultat. Je sais bien que nombre de passionnés d'échecs n'ont pas encore eu vent de ce blog et qu'il reste beaucoup de travail de défrichage à faire... Je suis également déçu du très faible nombre de personnes qui se sont inscrites à la liste de diffusion. Il faudrait aussi que plus de liens vers ce blog soient ajoutés sur les autres sites échiquéens. La liste des tâches à accomplir est donc bien longue... Je remercie une nouvelle fois les webmestres qui parlent régulièrement d'Echecs Info, comme celui de l'Echiquier niçois, et les lecteurs qui me font de la publicité. Je ne sais si le bouche à oreille fonctionne mais je le recommande tout de même. Dans les points positifs, je constate que personne ne s'est plaint des bannières publicitaires s'affichant dans Echecs Info et que les commentaires que vous envoyez sur les notes sont généralement très encourageants. N'ayant pas le droit d'évoquer les revenus que les pubs me rapportent, je me contenterai de vous dire que je n'ai pour l'instant pas touché le premier chèque... lequel ne me paierait pas plus qu'une nuit d'hôtel.
Pour l'heure, je me focalise sur le match Kramnik-Deep Fritz, en espérant que l'audience montera à un niveau proche de celui que j'avais connu sur mon blog précédent, grâce au championnat du monde d'Elista. Pour la suite, il me faut réfléchir au moyen d'accroître à la fois le nombre de lecteurs et les revenus du blog, pour que je puisse quand même, en 2007, vous proposer des reportages ou des portraits originaux. Mon actuelle (et j'espère passagère) déconvenue, les discussions que j'ai eue avec Stéphane Laborde et Jean-Marc Allouet récemment, mais aussi, au fil des années, avec les organisateurs que sont ou que furent Jean-Claude Moingt, Eric Birmingham, Dan-Antoine Blanc-Shapira, Léo Battesti, sans oublier mes échanges avec Garry Kasparov, me font croire que tous les acteurs du monde des échecs devront se serrer les coudes (et non tirer sur leurs petits camarades comme je viens de le vivre à mes dépens cette semaine, sur un autre blog) pour que la discipline ait une chance de se développer.

22 novembre 2006

Kramnik-Deep Fritz : un réglement novateur

L'historique que j'ai publié hier me permet, aujourd'hui, de mettre en relief les particularités du réglement qui sera appliqué tout au long du match opposant, à partir du 25 novembre, le champion du monde d'échecs Vladimir Kramnik au logiciel Deep Fritz. Ce texte est particulièrement instructif et j'engage ceux que la question intéresse à le consulter sur le site du match. On s'aperçoit en l'analysant que les organisateurs de l'événement ont pris en compte les précédentes confrontations homme-logiciel. Tout d'abord, et c'est un point nouveau, Kramnik aura le droit d'ajourner une partie une fois que 56 coups auront été joués (le rythme sera de 40 coups en 2 heures et 16 coups par heure ensuite). En ce cas, la partie se terminera le lendemain. Pour Kramnik, il s'agira d'une alternative à double tranchant : s'il choisit d'ajourner, il profitera de la nuit et de la matinée suivante pour faire tourner la position sur son propre exemplaire de Deep Fritz, en espérant trouver la variante que le programme évaluera mal (cela arrive). En revanche, cela lui coûtera sa journée de repos. Kramnik et son équipe font sans doute confiance aux qualités techniques du Russe pour résister le plus longtemps possible aux assauts de la machine et, ensuite, lors de l'ajournement, la faire jouer contre elle-même et certains autres de ses homologues. On assisterait dans ce cas à un match homme+machine contre machine, qui serait inédit.
Cette voie nouvelle, que j'appellerais volontiers la tentation de l'hybride, est censée redonner quelques chances à l'homme. D'ailleurs, les concepteurs du match ont enfoncé le clou en prévoyant que tant que Deep Fritz sera dans sa bibliothèque d'ouvertures, c'est-à-dire tant qu'il jouera ses coups "de mémoire", Kramnik pourra, sur un second écran, voir les coups envisagés par la bibliothèque et toutes les statistiques les accompagnant (nombre de parties jouées sur telle ou telle ligne, performance Elo de telle ou telle variante, score obtenu, évaluation de la force du coup). Cela devrait éviter au Russe de tomber, comme Kasparov lors de sa dernière partie contre Deep Blue en 1997, dans un piège théorique qui aurait échappé à son travail de veille échiquéenne. Dès que Deep Fritz sera sorti de sa bibliothèque et commencera à "réfléchir" tout seul, son opérateur préviendra l'arbitre qui, après vérification, ira éteindre l'écran de Kramnik.
Comme cela était déjà le cas à Bahreïn en 2002 (photo ci-contre), lorsque Kramnik avait pour la première fois affronté ce logiciel, le joueur humain aura disposé de plusieurs semaines pour évaluer Deep Fritz et, éventuellement, détecter les lignes de jeu où il est moins à l'aise, voire des bugs positionnels. Selon le réglement du match, la bibliothèque d'ouvertures ne pourra pas être modifiée, à une exception près : les programmeurs seront autorisés à effectuer quelques changements sur l'ouverture de la dernière partie jouée. Cela évitera qu'en cas de défaite, la machine rejoue exactement les coups qui l'avaient fait perdre. Il faut aussi noter que l'arbitre disposera aussi d'une version du programme et lui fera rejouer l'ouverture après chaque partie. En cas de différence avec les coups de la partie, l'équipe de Deep Fritz sera tenue de justifier pourquoi la version de jeu diffère des versions dont disposent Kramnik et l'arbitre. Si ce dernier ne juge pas l'explication convaincante, il pourra donner partie perdue au programme.
La partie du réglement qui concerne les finales est aussi une nouveauté. Le logiciel dispose d'une base contenant toutes les finales possibles avec 5 pièces et moins (dont les rois). Lorsque Deep Fritz identifiera une telle position, l'arbitre sera prévenu, qui arrêtera les pendules. Trois possibilités se présenteront alors. S'il s'agit d'une finale gagnante pour l'ordinateur, Kramnik en sera averti et décidera ou non d'abandonner. Si, à l'inverse, la position est gagnante pour le joueur humain, Kramnik en sera aussi prévenu et l'opérateur aura le choix d'abandonner ou non. Ces deux premiers cas de figure ne sont pas équivalents car le Russe, ne disposant pas de la banque de données, n'est pas sûr, dans certaines positions, de jouer le plus précisément possible. Il pourra donc tomber dans une variante que l'ordinateur mènera jusqu'à la nulle en pilotage automatique... Si, troisième cas, la base de finales dit que la position est nulle, cela équivaudra à une proposition de nulle... de la part de la machine ! Puisqu'on est dans les nulles, j'ajoute que, selon le réglement, Kramnik pourra proposer nulle quand il le voudra (que ce soit ou non à lui de jouer). De plus, si le champion du monde estime que la position mène clairement à la nulle, il pourra dire qu'il réclame une "nulle technique" à l'arbitre et à l'opérateur de Deep Fritz. Bien sûr, Kramnik devra justifier sa requête. Mais si l'arbitre va dans son sens et si l'opérateur n'est pas en mesure de montrer que la situation a progressé en sa faveur au cours des dix derniers coups, la partie sera déclarée nulle. Dans le cas contraire, Kramnik sera pénalisé et se verra retirer du temps de réflexion.
Malgré ce bémol tout à fait naturel, on voit bien que tout a été pensé pour rééquilibrer les chances en faveur du joueur humain : il ne pourra se planter dans l'ouverture, il pourra faire jouer la machine contre elle-même et bénéficiera même de ses services pour juger certaines finales. Cela sera-t-il suffisant ? Réponse à partir de samedi.

21 novembre 2006

Petite histoire des matches homme-ordinateur

A quelques jours du match opposant Vladimir Kramnik au logiciel Deep Fritz, voici, comme promis un petit historique de ce genre de rencontres. La première confrontation entre un homme et un programme se fit... sans ordinateur. On doit l'expérience au mathématicien britannique Alan Turing (photo ci-contre), un des pères de l'informatique. Turing, célèbre pour avoir dirigé l'équipe qui, durant la Deuxième Guerre mondiale, décryptait les messages allemands codés par la machine Enigma, avait en effet écrit, en 1952, un programme d'échecs mais il ne disposait pas à l'époque d'une machine suffisamment puissante pour le faire tourner. Il décida donc... de la remplacer et d'effectuer lui-même les calculs nécessaires, ce qui prenait environ une demi-heure par coup. Le logiciel perdit la partie contre Alick Gleenie, un des collègues de Turing. Ceux qui ont envie de rejouer cette partie historique, disputée à Manchester, peuvent la trouver sur ce site.
En parallèle avec les travaux exploratoires de Turing, un autre des pères de l'informatique, l'Américain Claude Shannon, établit les bases des logiciels d'échecs, toujours appliquées aujourd'hui. L'idée est relativement simple : étant donné qu'une machine n'a pas les qualités humaines qui permettent, avec un minimum d'expérience, d'éliminer un certain nombre de coups absurdes, il faut profiter de son seul atout, la puissance de calcul, pour envisager tous les coups possibles, toutes les réponses possibles, toutes les réponses aux réponses possibles, etc. Evidemment, l'arborescence est très vite foisonnante et il faut l'agrémenter d'une fonction d'évaluation, qui donne une valeur à tous les coups et les classe. La valeur de chaque position est fonction du matériel restant sur l'échiquier, de la sécurité du roi, de la structure des pions, du dynamisme des pièces, etc. Evidemment, Shannon s'aperçut que les lignes possibles augmentaient très rapidement avec la profondeur de recherche et envisagea une stratégie sélective, qui permettait de "couper" des branches de l'évaluation, sachant qu'elles menaient à des impasses. Les chiffres donnent en effet le vertige. Dans un milieu de partie ouvert, une quarantaine de coups sont possibles de part et d'autre. Si l'on envisage un coup et sa réponse (deux demi-coups disent les spécialistes), il faut évaluer 40x40 possibilités, soit 1600 positions. Si l'on passe à 4 demi-coups, cela donne 404 possibilités, soit 2 560 000 positions. Si l'on passe à 6 demi-coups (trois coups de chaque côté, ce qui n'est pas énorme), on trouve le chiffre de 4,1 milliards d'éventualités... Il apparut très clairement, dès le début, que les performances échiquéennes des ordinateurs seraient directement liées à leur vitesse. Le nombre de parties différentes jouables selon les règles en vigueur est généralement estimé à 10120 (un 1 suivi de 120 zéros), soit beaucoup plus que le nombre d'atomes présents dans l'Univers...
La première partie d'un ordinateur a cinquante ans. Elle a été jouée en 1956 dans le très fermé laboratoire de Los Alamos, en plein désert du Nouveau-Mexique, où les Etats-Unis avaient installé un calculateur, Maniac I (photo ci-contre), destiné au développement des bombes atomiques. Un instrument dont les performances pouvaient être testées à des fins moins belliqueuses (quoique...) avec un logiciel d'échecs. Pour économiser du temps de calcul, les fous avaient été retirés de l'échiquier, lequel n'avait plus que 36 cases (6x6) au lieu de 64 (le double pas du pion et le roque n'étaient pas autorisés). On fit tout d'abord jouer l'ordinateur contre... lui-même. Les pièces blanches gagnèrent. Puis on lui opposa un bon joueur lequel, malgré le handicap d'une dame, remporta la partie. Enfin, la troisième et dernière rencontre vit Maniac I battre une jeune femme qui venait d'apprendre les règles du jeu. C'était la première victoire (assez peu méritoire, il faut bien le dire), d'un logiciel joueur d'échecs contre Homo sapiens.
Après ces balbutiements, Américains et Soviétiques (sous la houlette, notamment, de l'ancien champion du monde Mikhaïl Botvinnik) développèrent un certain nombre de programmes et, dans la deuxième moitié des années 1980, ceux-ci commencèrent à atteindre un niveau plus qu'acceptable, quand on les opposait au tout venant des joueurs. En revanche, ils faisaient encore piètre figure contre les grands champions. Ainsi, en 1985, Garry Kasparov joua une simultanée à Hambourg contre 15 programmes et gagna 15-0. En 1989, Deep Thought (programmé par des étudiants de l'université américaine Carnegie-Mellon), qui venait de remporter le championnat du monde des machines, rencontra son homologue de chair et de sang. Un carnage sanglant s'ensuivit : Kasparov gagna 2-0 en montrant que la profondeur de sa stratégie faisait plus que contrebalancer les calculs de la boîte de conserve.
Mais ce n'était qu'une question de temps. Avec l'augmentation quasi linéaire de la puissance de calcul, le fossé entre le silicium et nos petites cellules grises ne pouvait que se combler. Et ce d'autant plus vite que le géant IBM s'était lancé dans la bataille contre Kasparov, en finançant les développeurs de Deep Thought dont le successeur, Deep Blue, s'annonçait comme un monstre de calcul. Le match en 6 parties qui se tint à Philadelphie faisait donc figure de grand spectacle. Le champion du monde n'avait, claironnait-il, d'autre objectif que de défendre la "dignité" humaine. Il savait à peu près ce qui l'attendait. En 1994, il avait pour la première fois été battu (en partie rapide) par un logiciel, Chess Genius 2. De plus, Deep Blue n'était pas un simple ordinateur du commerce mais un calculateur colossal, dont les microprocesseurs travaillant en parallèle permettaient d'analyser entre 50 et 100 milliards de positions en trois minutes. L'"Ogre de Bakou" perdit la partie inaugurale du match : pour la première fois dans l'histoire du jeu, un champion du monde était défait par une machine en rythme classique. Heureusement pour le genre humain, le Russe se reprit et sut trouver les failles du programme. Il gagna le match par 4 points à 2 (3 victoires, 2 nulles et 1 défaite), misant notamment sur l'effet d'horizon, c'est-à-dire en mettant sur pied des stratégies (détérioration de la chaîne de pions adverse, par exemple) dont il savait que les effets se feraient sentir assez tard dans la partie, au-delà de l'horizon de calcul et d'évaluation de la machine.
En mai 1997,
IBM revint à la charge avec un Deep Blue amélioré (photo ci-contre), Deeper Blue. Le match en 6 parties se joua cette fois à New York dans une ambiance de paranoïa qui ne fit rien pour améliorer les performances du Russe. Celui-ci commença par se plaindre d'être "dans une obscurité absolue : le secret sur les parties jouées par mon adversaire a été mieux gardé que les informations les plus confidentielles du Pentagone." Après le début du match, il soupçonna l'équipe d'IBM d'avoir recours en cachette à l'aide d'un grand maître pour diriger les 256 microprocesseurs de la bête de silicium. Le Russe gagna de belle manière la première partie mais prit une leçon de jeu positionnel dans la deuxième. J'étais à New-York, dans le public de l'Equitable Center où se déroulait l'événement. Quelques étages en-dessous de la salle de jeu, les spectateurs, dans le brouhaha et un climat bon enfant, applaudissaient aux coups et donnaient leur avis sur tout, rigolaient aux grimaces traditionnelles de Kasparov, qui se tortillait, visiblement mal à l'aise.
Voici un extrait de mon compte-rendu dans Le Monde : "Kasparov, en retard au temps, lorgne sur la pendule avant de lancer, en direction de l'ingénieur qui lui fait face, un de ses fameux regards assassins dont il a le secret et qui ont fusillé moralement plus d'un joueur de chair. A ces brefs instants de rébellion succède une sorte d'abattement. Avachi au fond de son fauteuil, engoncé dans son costume trois-pièces, le teint terreux, il semble chercher une aide, les yeux dans le vague. Sa ligne Maginot prend l'eau. Pour acharnée qu'elle soit, sa résistance ne sert plus à grand-chose. Il sait qu'il ne fera pas nulle. Enfoncées au plus profond de sa défense, la dame et la tour de Deeper Blue tournicotent dangereusement autour de lui, Garry Kasparov, roi aux abois méchamment attaqué. En un éclair, il tend la main à l'ingénieur, signe sa feuille, se lève et sort du champ de la caméra. (...) Quelques étages plus bas, le public applaudit à tout rompre. Un spectateur, très ému, exprime au micro sa sensation "d'avoir vécu là un moment d'histoire". Les représentants de la race humaine, dont le champion du monde voulait se faire le défenseur, réservent une standing ovation à l'équipe d'IBM. Aucun ne se montre triste de voir une des dernières frontières du vivant céder sous les coups de brute qu'assène la machine. Pour Kasparov, tout est à refaire. Un jour de repos pour se reconstruire un moral pourrait lui suffire. Il a quitté l'Equitable Center sans mot dire. Il est terriblement seul." J'ai souvent rencontré Garry Kasparov. Je connais son égo hypertrophié, son caractère difficile, son impatience, en bref beaucoup de ses défauts. Mais, ce jour-là, pour la première fois, j'ai eu pitié de lui.
Sa paranoïa ne fit que se renforcer lorsqu'il s'avéra qu'il disposait, dans cette deuxième partie, d'un coup paradoxal qui aurait pu forcer la nulle par échec perpétuel après sacrifice d'une pièce. Le Russe se demanda comment la machine avait pu lui laisser cette sortie de secours (qu'il n'avait pas vue). "Comment peut-il, à quelques coups de distance, jouer comme un champion et commettre une bourde ? (...) C'est étrange", insinua-t-il après la troisième partie. Il n'y avait probablement rien d'étrange mais le doute était dans son esprit et le champion du monde ne put élever son niveau de jeu. Complètement cuit, il lâcha la sixième et dernière partie du match, pris dans un piège théorique qu'il était pourtant censé connaître. C'était la première fois que le champion du monde perdait un match contre une machine. Dans un commentaire publié au lendemain de sa défaite, j'écrivais ceci : "Le match de New York permet en réalité de démontrer une bonne fois pour toutes, n'en déplaise aux pousseurs de bois, que le jeu d'échecs n'a rien d'intelligent. (...) A vrai dire, Deeper Blue, comme tous ses homologues, ne sait que compter. Mais cela, il le fait à merveille. Il ignore même qu'il joue aux échecs... Garry Kasparov aurait-il gagné, il n'aurait fait que repousser l'inéluctable, qui arrive simplement avec un peu d'avance sur l'heure prévue. Le Russe n'est plus que champion du monde des hommes. Pour être triste, la nouvelle, tout compte fait, met fin à un suspense artificiel. Maintenant que la machine a franchi une nouvelle frontière, les joueurs du jardin du Luxembourg ou d'ailleurs peuvent tranquillement retourner autour de leur carré de cases blanches, de cases noires et de leur peuple de bois. Et jouer."
Bien d'autres rencontres ont eu lieu depuis 1997.
En 2002, Vladimir Kramnik a fait match nul contre Deep Fritz, 4-4. En 2003, Kasparov a fait de même contre Deep Junior (3-3). Par la suite, les choses ont moins bien tourné pour les représentants de l'espèce humaine. En 2005, Michael Adams, pourtant un abonné au Top 10 mondial, se faisait laminer par le programme Hydra, 5,5 points à 0,5. Quelques mois plus tard, trois des récents "champions du monde" de la FIDE, Rouslan Ponomariov, Alexandre Khalifman et Roustam Kazimdjanov affrontaient un trio de programmes (Hydra, Junior et Fritz). Résultat, un impressionnant 8 points à 4 pour les tas de ferraille. Seul Ponomariov fut capable de remporter une partie. Tout l'enjeu est là désormais. Gagner un match contre un logiciel semble presque impossible en raison de la fatigue et du stress. Mais gagner une partie peut suffire à prouver que l'homme n'a pas dit son dernier mot.

20 novembre 2006

"Le dernier humain"

Du 25 novembre au 5 décembre, le champion du monde Vladimir Kramnik jouera un match contre le programme d'échecs Deep Fritz, match qu'Echecs Info suivra évidemment avec intérêt. Sponsorisée par la compagnie allemande RAG, la rencontre se disputera à Bonn sous la dénomination World Chess Challenge 2006. Il s'agira d'un match en 6 parties, qui se joueront un jour sur deux, afin de permettre au Russe de laisser retomber la pression et de reprendre des forces, un problème que ne connaîtra pas son adversaire...
Si Kramnik gagne, il empochera un million de dollars. Sinon, il repartira avec la moitié de cette somme. Comme l'a déclaré le champion du monde au moment de la présentation du match, "la machine est clairement favorite, mais ne me négligez pas quand même. Je sais que certains joueurs de haut niveau seraient très nerveux à l'idée de jouer contre un ordinateur - ils pourraient même éviter ce genre de match. C'est compréhensible puisqu'une défaite sans appel peut affecter votre jeu ensuite. Bien sûr, ce monstre de calculs s'améliore d'année en année, de mois en mois, de jour en jour. Mon adversaire sera incroyablement fort. Mais je crois que je peux encore en venir à bout. A chaque fois que j'ai la possibilité de me battre, je suis extrêmement motivé. Après tout, je pourrais être le dernier humain à même de vaincre cette machine." Kramnik a estimé ses propres chances de victoire entre 40 et 50 %, tout en disant que ce genre de prédiction n'étaient guère importantes. Le Russe sait de quoi il parle. Pour ce qui concerne les prédictions, il se souvient que très peu le donnaient gagnant contre Kasparov en 2000. Pour ce qui concerne Deep Fritz, il l'a déjà rencontré en 2002, à Bahreïn, lors d'un match en 8 parties qui s'était achevé sur le score de 4 points partout.
Du côté des spécifications techniques, Fritz, qui est un logiciel mis au point et commercialité par la firme allemande ChessBase, évalue environ 1,5 million de positions par seconde sur un ordinateur classique avec un microprocesseur tournant à 2 GHz. Par ailleurs, il s'appuie sur une base de données recensant 3,2 millions de parties. Mais Kramnik aura la lourde tâche de jouer non pas contre Fritz, mais contre Deep Fritz. Il s'agit d'une version améliorée de ce programme (pourtant déjà redoutable), développée spécialement pour le match afin de contrer les qualités particulières dont le champion du monde fait généralement étalage dans ses parties. Par ailleurs, le logiciel tournera sur un ordinateur doté de 4 microprocesseurs moulinant en parallèle, ce qui lui conférera une capacité de calcul de 8 à 10 millions de positions par seconde, soit, nous annonce-t-on, trois fois plus qu'en 2002.
Tout au long de la semaine, j'explorerai différents aspects des matches homme-machine, en commençant, dès demain, par un rappel des grandes dates de la question. Je vous invite également à laisser des commentaires car je sais, d'expérience (j'ai couvert les deux matches Kasparov-Deep Blue et le match Kramnik-Deep Fritz), qu'il s'agit là d'un sujet passionnant, qui suscite maintes interrogations : sur l'utilité de ce genre de confrontation, sur la meilleure stratégie que l'homme doit adopter face à la machine et sur le fait de savoir si les performances spectaculaires des logiciels d'échecs constituent ou ne constituent pas des cas exemplaires d'intelligence artificielle. Pour ma part, en bon journaliste scientifique, je considère l'événement comme une expérience. Pour reprendre une expression que j'avais employée dans Le Monde en 2002, je suis impatient de voir si, "face à la puissance des inorganiques puces de silicium, la chimie du carbone a de beaux restes"...

17 novembre 2006

Les interviews d'Echecs Info : Stéphane Laborde

Aujourd'hui un des organisateurs d'échecs les plus actifs en France, Stéphane Laborde est fondateur de Chaturanga SAS et produit les vidéos échiquéennes de diagonaletv.com. Il apprend à jouer aux échecs à 12 ans, se retrouve vite à organiser des tournois dans son collège puis, plus tard, lorsqu'il est élève ingénieur à Télécom Paris, les fameuses simultanées des grandes écoles (en association avec Dan-Antoine Blanc-Shapira). Après quelques années passées dans l'informatique, il veut assouvir sa passion des échecs, crée le Grand Prix de Bordeaux en 1997, le premier site Internet d'échecs français (Forum 64, qui n'a pas marché). Très vite persuadé qu'Internet est LE média idéal pour la discipline, il se lance dans l'aventure de CanalWeb (qui lance la télévision en ligne) en créant la chaîne Diagonale TV fin 1998. Avec son complice Eloi Relange, Stéphane Laborde, surfant sur la bulle Internet, va à Linares, à Dortmund, à Wijk-aan-Zee, suit le match Khalifman-Leko à Budapest, multiplie les interviews des grands des échecs et, cerise sur ce gâteau, obtient l'exclusivité mondiale de la diffusion du match Kasparov-Kramnik de Londres, en 2000. C'est un record mondial de diffusion de vidéo sur Internet. Mais CanalWeb ne résiste pas à l'explosion de la bulle Internet et ferme en 2001. Stéphane Laborde reprend du travail dans l'informatique mais l'appel des échecs est le plus fort et l'homme lance Chaturanga en 2004 ainsi que le Grand Prix d'échecs d'Aix-en-Provence... qui vient de mourir. Voici donc la première des grandes interviews d'Echecs Info, axée sur l'économie capable de sous-tendre le développement des échecs.

Malgré la mésaventure du Grand Prix d'Aix-en-Provence, vous pensez que les échecs ont un véritable avenir. Pourquoi ?

Je pense que la France est mûre et que le monde est mûr. Il existe une vraie audience sur Internet. En 2000 et sans haut débit, le match Kasparov-Kramnik a rassemblé 400 000 télénautes différents. Dans le monde entier, les grands tournois ont progressé : Linares annonce 300 000 euros de prix pour 6 joueurs ; Corus continue à Wijk-aan-Zee ; Dortmund est très costaud ; un grand tournoi s'est créé à Sofia, un autre à Moscou, l'Aeroflot, plus le World Open de Philadelphie. Le Mexique s'y met, ainsi que des pays émergents comme l'Inde et la Chine. Tout cela est en train de monter, allié à une pénétration d'Internet. Certes, le jeu d'échecs est localement peu dense, mais si vous connectez entre elles toutes les parties du monde, vous obtenez un vrai marché d'environ 6 millions de licenciés. Cela représente quatre fois le nombre de joueurs de foot licenciés en France. Si ce n'est pas un marché, ça, il faut me dire ce qu'est un marché...
Encore faut-il que les gens soient prêts à payer...
Regardez les sites de jeu en ligne. Si vous additionnez Internet Chess Club et ChessBase, vous n'êtes pas loin de 100 000 abonnés qui paient 49 euros par an. Yahoo n'est pas payant mais il rassemble facilement plus de 100 000 joueurs réguliers. Ces 200 000 sont sans doute très en-dessous de la réalité actuelle. Si on se projette dans l'avenir, on a la possibilité, à terme, de rassembler plus d'un million de consommateurs d'échecs. C'est un marché à prendre.
Comment ?
Ce qui manque à Internet pour le moment, c'est un grand média d'échecs, si possible un média TV en ligne, qui puisse couvrir les tournois et en adapter certains à un format télé clair, comme je l'ai fait sur Aix et sur Bordeaux : des matches un contre un, en parties rapides, avec des échiquiers interactifs et des éléments graphiques pour étayer les commentaires. Cela restera un marché de niche dont le chiffre d'affaires sera généré par l'abonnement, car je vois mal comment trouver un annonceur qui soit intéressé par un public mondial interconnecté. Mais on peut envisager d'inclure des pubs Flash cliquables. A diagonaletv.com, nous avons vendu plus de 4 000 vidéos en trois mois et j'estime que nous avons un potentiel de 5000 à 10 000 abonnés à 60 euros par an, sur la France. On peut en cibler au moins cent fois plus dans le monde en passant au multilinguisme. Le problème principal est de trouver des investisseurs qui nous aideront à mettre cela en place.
Le problème principal n'est-il pas plutôt celui de l'absence de visibilité des échecs, absents des grands médias ?
C'est un problème qui concerne surtout la France. Regardez, par exemple, en Espagne, qui est un plus petit pays : il y a une rubrique régulière dans Marca, un des quotidiens sportifs. Chez nous, L'Equipe ne parle jamais d'échecs. C'est un vrai scandale que l'on donne les résultats des clubs de foot de Bastia et d'Ajaccio et pas ceux de l'open Corse. Les médias soi-disant objectifs et nationaux sont en fait des médias parisiens partisans diffusés nationalement. On parle souvent du renouvellement de la classe politique. Mais il faudrait aussi se poser le problème du renouvellement de la classe médiatique. Ce sont toujours les mêmes vieux schnoques qui dirigent les rédactions et parlent des mêmes vieux sujets qu'il y a trente ans alors qu'on est en 2006 !
Vous qui organisez des tournois, comment expliquez-vous qu'hormis ce qui se passe en Corse, la France n'ait pas de grand rendez-vous échiquéen pérenne, pas de Linares ou de Wijk-aan-Zee ?
J'essaye de bâtir un modèle économique avec les échecs, qui fonctionne. Il faut se baser sur ce qui marche en sport et arrêter, en France, de confondre sponsors et mécènes. Un sponsor va soutenir un événement ou un sport, en cherchant un retour sur investissement direct (ou indirect) et si possible rapide. Les modèles des grands clubs de sport ou des grands événements sportifs reposent sur 1/ la billetterie qui représente entre 30 et 50 % du budget ; 2/ le sponsoring avec des produits alléchants pour les entreprises ; 3/ les droits TV. C'est vrai dans le tennis ou dans le football et quand on regarde l'Olympique lyonnais, c'est le seul club qui mette en oeuvre ce modèle, parce qu'il est dirigé par un vrai chef d'entreprise, Jean-Michel Aulas. Quand on envisage l'organisation d'un grand tournoi d'échecs, il faut se poser la question de la billetterie : quel est le potentiel du public payant ? En province, entre 200 et 400 personnes. Sur Paris, entre 500 et 1000. Si l'on prend 200 personnes et un forfait de 75 euros pour venir voir tout le tournoi, cela nous donne une caisse de 15 000 euros pour la billetterie. Si l'on considère que cela doit représenter 50 % du chiffre d'affaires, cela signifie que votre budget ne doit pas dépasser 30 000 euros. Voilà la réalité de base. Avec un budget de 30 000 euros, même s'il y a relativement peu de frais, on pourra inviter une star comme Karpov mais pas deux. A Bordeaux, on est arrivé à ça. Pour la première fois dans le monde, un tournoi a été un événement économiquement équilibré. Si l'on reprend le calcul mais cette fois pour Paris, on obtient un budget d'environ 80 000 euros. On ne pourra pas inviter plein de stars parce qu'elles sont trop chères. Sauf à avoir un mécène, il faut arrêter de rêver de plateaux mirobolants.

A Moscou, la dernière ronde a été la pire...

Le titre de cette nouvelle note est un écho direct au titre de la note d'hier. En effet, la 9e et dernière ronde du mémorial Tal de Moscou, qui promettait de l'action puisque trois grands maîtres étaient ex-aequo, n'a été qu'un simulacre de compétition. Toutes les parties, impliquant les leaders ou pas, se sont soldées par des nulles de salon. Rouslan Ponomariov et Peter Leko ont partagé le point après 19 coups. Boris Guelfand (4e à un demi-point des hommes de tête) et Levon Aronian ont fait de même après seulement 16 coups. Shakhriyar Mamedyarov (qui n'a pas perdu une seule partie mais n'en a pas gagné une seule non plus) et Peter Svidler ont signé leur feuille de match après 14 coups, les jeunes Alexandre Grichtchouk et Magnus Carlsen après 17 coups. Seule la partie opposant Alexandre Mororevitch à Alexeï Shirov a dépassé les 20 coups, avec une nulle en 26 coups. Par conséquent, les trois premiers au terme de la ronde 8 sont les 3 premiers de ce Mémorial Tal.
Je ne porterai pas de jugement sur ce final qui a dû décevoir les amateurs. Les grands maîtres font ce qu'ils veulent. Toutefois, je leur conseille simplement de ne pas se plaindre de la disparition des tournois. Pourquoi ? Parce qu'aucun public ne paiera pour assister à des avortons de parties et on peut se dire que les sponsors feront la grimace si leur marque est associée à une singerie, à une imitation désagréable de sport. On imagine ce que les spectateurs penseraient d'un match de boxe où les deux adversaires passeraient leur temps à sautiller l'un autour de l'autre sans essayer de mettre l'autre K.-O. Ou d'un match de football où chacun éviterait consciencieusement de s'approcher de la surface de réparation ennemie. Tout le monde crierait au scandale, à juste titre. Par ailleurs, si l'on revient au Mémorial Tal, étant donné que les joueurs avaient eu deux jours de repos au cours de ce tournoi, ils ne pouvaient décemment pas invoquer la fatigue.
La nullité fait partie intégrante des échecs et personne n'en doute (le demi-point du pat, du matériel insuffisant, de la répétition de la position ou des 50 coups n'est pas ici remis en cause). Il est en revanche légitime de se demander si la nulle par accord mutuel (qui se transforme souvent en nulle de salon) a réellement sa place dans le jeu. L'idée de certains organisateurs, comme Léo Battesti en Corse, de l'interdire dans leurs compétition fait son chemin. Elle oblige les joueurs à donner le meilleur d'eux-mêmes et à aller jusqu'au bout des parties. Rien ne les empêche d'ailleurs, si l'équilibre est atteint, de répéter les coups dans les positions qui le permettent, mais la fréquence de ces nulles sera immanquablement moindre que celle des nulles par accord mutuel. On pourrait rétorquer qu'obliger les participants à user les positions jusqu'à la corde risque de voir se multiplier les drames de fin de partie où un joueur fatigué ruine en un seul coup tous les efforts auxquels il a consenti. Certes. Mais cela n'arrive-t-il pas après tout très souvent aux échecs ? Ces catastrophes sur un carré de bois font l'histoire du jeu. A l'inverse, lorsque la ronde cruciale d'un des plus grands tournois de l'année s'achève en une heure, sur tous les échiquiers, par des non-événements, le jeu n'en sort vraiment pas grandi... Il me semble que les expériences initiées depuis quelques années dans les tournois où les nulles par consentement mutuel sont interdites devraient aujourd'hui porter leurs fruits et pousser la FIDE à généraliser l'idée en supprimant les articles 5.2.c et 9.1 de la règle du jeu.

16 novembre 2006

A Moscou, la dernière ronde sera la bonne

Une courte note aujourd'hui (j'en suis désolé) car je ne fais que passer en coup de vent devant mon ordinateur. La 8e ronde du Mémorial Tal qui s'est disputée hier, mercredi 15 novembre à Moscou, n'a rien changé dans le classement des hommes de tête. Quatre des cinq parties jouées se sont terminées par la nullité. Seul Peter Svidler, qui avait perdu ses deux rencontres précédentes, a été capable de marquer un point, face à son compatriote Alexandre Morozevitch, lequel passe complètement à côté de son tournoi. Seuls quatre joueurs peuvent désormais prétendre à la victoire finale : le trio de tête (Peter Leko, Rouslan Ponomariov et Levon Aronian) et celui qui les suit à un demi-point, Boris Guelfand. On peut espérer un peu de spectacle pour l'ultime ronde de cet après-midi car Ponomariov (avec les Blancs) affronte Leko et Guelfand est opposé à Aronian. Je reviendrai demain (où j'aurai un peu plus de temps) sur les moments forts de cette dernière série de parties.

15 novembre 2006

La marée de pions de Grichtchouk

Avant toute chose, un petit symbole pour l'histoire de ce blog : hier soir, la dix millième page vue a été atteinte, trois semaines après que j'ai posté la première note. Un calcul rapide montre que moins de 500 pages sont vues chaque jour, alors que mon précédent blog avait atteint une moyenne de 1100 à 1200 pages par jour. Mais cela se passait dans le domaine lemonde.fr et, surtout, pendant un championnat du monde. Plus de 3500 personnes différentes ont, à un moment ou à un autre, jeté un oeil à Echecs Info. Beaucoup reviennent et, chaque jour, entre 100 et 200 "nouveaux" débarquent, parfois pour quelques secondes, parfois pour plus d'une heure... J'ai, de toute évidence, déjà un petit noyau dur d'aficionados : il me faut désormais les satisfaire et en conquérir d'autres. Merci en tout cas aux fidèles pour la publicité qu'ils me font et aux différents webmestres qui ont affiché des liens vers ce blog.
Le Mémorial Tal de Moscou est entré hier dans le sprint final avec la 7e des 9 rondes. Les trois leaders (Ponomariov, Leko et Aronian) ont annulé et se maintiennent donc en tête. Il y a tout de même eu deux parties décisives : la victoire de Boris Guelfand sur Peter Svidler et celle d'Alexandre Grichtchouk (avec les Blancs) sur Alexeï Shirov, que je vous propose de décortiquer. Il s'agissait d'une défense sicilienne (variante Rossolimo) et les choses n'ont pas traîné. Dès le 12e coup, dans la position du diagramme ci-contre, le Russe a sacrifié son cavalier sur f7. Evidemment, les Noirs ne pouvaient pas reprendre du roi car 13. Fxd5+ aurait gagné la dame. C'est donc cette dernière qui s'est chargée d'accepter le sacrifice. Après 13. Fxd6, attaquant la dame noire à la découverte, De6 14. Fxf8 Txf8 15. Cd2 Fd7 (Dd6 pour protéger le pion c5 ne marche pas à cause de 16. Cc4 qui oblige la dame à retourner en e6 pour veiller sur le cavalier f6, et le fantassin c5 est donc de toute manière perdu) 16. Dxc5, les Blancs avaient 3 pions pour la pièce, ce qui s'avérait une compensation d'autant plus suffisante que leur structure de pions était harmonieuse.
De nouveaux échanges de pièces intervinrent et la marée des pions blancs commença à gagner l'aile dame. Le diagramme ci-contre est d'ailleurs impressionnant : l'image du rouleau-compresseur, parfois galvaudée, prend ici toute sa signification. Les Noirs doivent jouer leur 33e coup et ils doivent se demander comment endiguer le flot montant. Shirov aurait peut-être dû tenter a6, histoire de créer un point de fixation autour de la case b5. En effet, si, après 33... a6, les Blancs s'en prennent à ce pion par 34. Cc5, les Noirs ont Ce6 35. Cxa6 Cf4+ 36. Rc3 Ce2+ 37. Rd3 Cf4+ et, pour éviter la répétition de coups, le roi blanc doit lâcher la protection de c4 ou d4. Je ne dis pas que cela aurait sauvé les Noirs, mais cela leur aurait permis de briser la chaîne de pions. A 33... a6, l'Espagnol préféra 33... Ce6. Grichtchouk répondit par g3, pour interdire la case f4 au cavalier, ce qui restreignit encore davantage le champ d'action des Noirs. Ceux-ci tentèrent bien de se donner de l'espace à l'aile-roi en échangeant un pion mais c'était sans grande influence sur le jeu : l'action se situait bel et bien de l'autre côté, avec l'avancée des 5 tirailleurs, devenus 4 après l'échange du pion c noir.
Il n'y avait en réalité plus grand chose à faire. Méthodiquement, Grichtchouk grignota du terrain, lança une première attaque avec son pion d, puis une seconde avec son pion b. Shirov, avec un fou complètement hors jeu, ne pouvait résister. Au 50e coup, il prit le pion d7 avec son cavalier (voir diagramme ci-contre). Sans doute était-ce un dernier test. Sans doute se disait-il que si les Blancs jouaient 51. Cxd7, il y avait, après Rxd7, une bonne chance de nulle (à condition que Grichtchouk ne joue pas 52. a5). En effet, les Noirs auraient eu le temps de rapatrier leur fou dans la zone sensible via les cases e6 et c8 (mais si les Blancs jouent 52. a5, la manoeuvre ne marche pas, car a6 et b7 obligent le fou à se sacrifier). De toute manière, dans la position du diagramme, Grichtchouk ne joua pas 51. Cxd7 mais le coup le plus fort, c'est-à-dire 51. b7. Shirov abandonna sur le champ car, après 51... Cb8, vient l'assez évident 52. a5 et l'avancée des pions a et b est irrésistible. Une victoire convaincante de Grichtchouk qui, depuis quelque temps, alterne malheureusement un peu trop souvent les hauts et les bas pour pouvoir jouer les tout premiers rôles dans les grands rendez-vous.

14 novembre 2006

Du NAO Chess Club au Paris Chess Club

A la demande d'un de mes lecteurs, je reviens sur la "mort" du prestigieux NAO Chess Club et sa résurrection en Paris Chess Club. Avant d'entrer dans les détails de cette métamorphose qui a agité le milieu échiquéen parisien au cours des derniers mois, une petite chronologie s'impose. En prenant en 2001 le contrôle de Caissa, un club parisien prestigieux mais moribond en raison du manque d'argent, la riche Syrienne Nahed Ojjeh (fille du général Tlass, alors ministre syrien de la défense, et veuve du milliardaire saoudien Akram Ojjeh, décédé en octobre 1991) avait de grandes ambitions, comme elle me l'avait confié en janvier 2002 : "Mon objectif, disait-elle alors, est de faire de la France, mon pays d'adoption, une grande nation des échecs, égale aux pays de l'Est." Pour ce faire, elle rebaptise Caissa en NAO (pour Nahed Ojjeh) Chess Club et se paye une véritable "dream team" des échecs : le champion du monde russe Vladimir Kramnik, ses compatriotes Peter Svidler et Alexandre Grichtchouk, les deux meilleurs joueurs français Joël Lautier et Etienne Bacrot, ainsi que les grands maîtres Laurent Fressinet, Igor Nataf et Arnaud Hauchard. Chez les dames, Almira Skripchenko et Marie Sebag viennent alors compléter l'effectif. Quelques changements interviendront au cours des années mais l'esprit demeurera le même : une équipe de top niveau pour écumer les compétitions. Et cela va marcher. En cinq ans, le NAO Chess Club se constitue un fantastique palmarès : quatre titres de champion de France, quatre Coupes de France et, surtout, deux championnats d'Europe des clubs, en 2003 et 2004.
Mais, au printemps 2006, Nahed Ojjeh annonce qu'elle cesse de financer le club, de manière assez abrupte et sans que l'on sache vraiment pourquoi. La grosse cylindrée qu'est le NAO, qui vivait avec beaucoup de moyens et dans des locaux luxueux, n'a soudain plus d'essence pour continuer la route. Cependant, comme me l'a expliqué le nouveau président du club, Jean-Marc Allouet, "il y avait des membres qui n'avaient pas envie que cela s'arrête : on ne pouvait pas laisser un club avec un tel palmarès, avec des enfants qui progressaient, avec de vraies personnalités, avec des gens qui s'entendaient bien ensemble, capoter du jour au lendemain. Mais une fois qu'on a dit cela, il faut le sauver, le club."
Jean-Marc Allouet, 38 ans, n'est pas un champion d'échecs. Capitaine de l'équipe de Nationale 6, il est classé 1680 Elo. Il ne connaît pas non plus spécialement le milieu. Mais, travaillant pour un cabinet de commissariat aux comptes, il est habitué à gérer des situations de crise et, de son propre aveu, il n'aurait pas aimé "le gâchis" que l'arrêt du club aurait constitué. Avec Jordi Lopez, qui dirigeait de fait le NAO, M. Allouet tente de mettre sur pied le sauvetage et commence les discussions avec Manuel Aeschlimann, le député-maire d'Asnières-sur-Seine, qui se montre intéressé. Après quelques négociations, un arrangement est trouvé sur un budget et tout semble sauvé. "On s'est dit qu'on pouvait partir tranquillement en vacances, qu'on avait une solution de continuité, se souvient Jean-Marc Allouet. Et on a fait une erreur. On aurait dû appliquer une règle d'or des échecs : quand on a un bon coup, on en cherche un meilleur. On n'avait pas anticipé la pointe finale : en août, Asnières dit "non", de manière à peu près aussi lapidaire que cela." Les "sauveurs" ne l'ont pas prévu et ne disposent pas de solution de rechange. Or, la rentrée approche, le début des compétitions aussi, sans oublier la fin de la saison des transferts...
"Après cette deuxième claque, comme le résume Jean-Marc Allouet, on se retrouvait sans rien mais on s'est rappelé une autre règle des échecs : on n'a jamais gagné une partie en abandonnant." L'idée vient alors de se tourner vers des clubs multi-sports en se disant qu'ils ont aussi pour cible la formation des enfants. Après avoir approché le Team Lagardère, M. Allouet contacte le Stade français, sans y connaître quiconque, en passant par le standard... "En moins de deux semaines, explique-t-il, ils ont réussi à s'arranger pour nous faire un peu de place au stade Géo André, alors qu'ils ont déjà une vingtaine d'activités. Les cours pouvaient se donner là-bas, les compétitions pouvaient s'y jouer. Aujourd'hui, nous sommes dans une saison de transition et nous allons voir si l'intégration du club au sein du Stade français est ou pas la meilleure solution pour nous." Les trois salariés du NAO (le webmestre Manuel Wagneur, le professeur et grand maître Nikola Spiridonov et Jordi Lopez) avaient été remerciés lors du départ de Nahed Ojjeh. Le premier a retrouvé du travail et est prêt à filer un coup de main, le deuxième donne toujours des cours, comme vacataire, à ce qui est devenu le Paris Chess Club, et le troisième pourrait être réembauché comme directeur technique, le club étant, selon Jean-Marc Allouet, "en train de signer avec un partenaire pour aboutir à l'équilibre financier". Heureusement, 90 % des enfants sont restés, soit 40 à 50 licenciés sur la soixantaine que compte le Paris Chess Club.
Quant à l'équipe première, elle sera évidemment moins forte. Exit les grands maîtres russes. Exit Joël Lautier et Etienne Bacrot. Et fin des grandes ambitions, du moins pour le moment. Le jeune et prometteur Maxime Vachier-Lagrave, courtisé par de nombreux clubs, est resté, ainsi qu'Igor Nataf, Arnaud Hauchard et, bien sûr, Spiridonov et Lopez. D'autres bons joueurs, comme Ismael Karim (2288 points Elo), vont pouvoir "monter" en équipe première et se frotter à l'élite car le Paris Chess Club, qui est parvenu à garder l'ensemble de ses équipes, jouera bien le Top 16, même si ses chances de le remporter à nouveau sont, bien entendu, beaucoup plus faibles que lors des saisons précédentes. Peut-être pourra-t-il se payer un mercenaire à l'occasion mais, comme le dit avec humour Jean-Marc Allouet, "l'année dernière, on avait Kramnik. Ses tarifs ont dû augmenter depuis et je ne pense pas qu'on l'aura cette année"...

13 novembre 2006

Flash : annulation du tournoi d'Aix-en-Provence 2007

Je renoue aujourd'hui avec les flashes que j'avais instaurés dans la version précédente de mon blog, mais c'est pour donner une mauvaise nouvelle. J'apprends cet après-midi que le Grand Prix d'échecs d'Aix-en-Provence n'ira pas plus loin que sa deuxième édition. Son organisateur, la société Chaturanga SAS vient de m'envoyer un communiqué expliquant qu'elle avait décidé "d'annuler l'événement prévu les 2 et 3 février 2007, et de ne pas envisager de le reconduire dans le futur dans cette ville. Cet événement qui représentait un volume budgétaire multi-partenaires de 150 000 euros, des retombées économiques directes pour la ville de plus de 50 000 euros, et la création d'un emploi pour la commercialisation, n'a pas suscité de soutien local, ne recueillant en tout et pour tout que 1 000 euros de subvention de la CPA pour sa troisième édition, et ce malgré plusieurs lettres et déclarations d'intention des élus locaux, notamment de Madame Joissain, maire d'Aix-en-Provence. L'emploi local dédié à la commercialisation et aux partenaires est supprimé."
Pour en savoir plus, j'ai téléphoné à Stéphane Laborde, fondateur de Chaturanga SAS. Il m'a expliqué que le Grand Prix avait été créé dans le sillage de l'open de tennis Sainte Victoire (qui a lui aussi disparu du circuit) et que, pour la première édition, il s'agissait d'un investissement de Chaturanga. En 2005, pour la 2e édition, la société avait reçu le soutien de la région et de ST Microelectronics, pour un total de 20 000 euros. Et pour 2007, juste 1 000 euros. La région et la municipalité n'ont pas suivi. Sachant que faire venir quelqu'un comme Karpov coûte au bas mot 15 000 euros, qu'il fallait aussi payer les autres joueurs et l'organisation, Chaturanga SAS a préféré arrêter les frais, ayant perdu 60 000 euros dans toute l'histoire. Cette annulation ne fait malheureusement que confirmer ce que je disais au sujet de l'organisation des gros événements échiquéens en France. Il ne s'agit évidemment pas d'un problème d'organisation, Chaturanga SAS ayant les compétences pour mettre sur pied un tel événement (elle le fait aussi à Bordeaux et au Sénat), mais d'un problème d'image. Les échecs ne sont pas perçus comme une discipline sportive à part entière et les valeurs qu'ils véhiculent restent largement méconnues. Par ailleurs, le modèle économique capable de sous-tendre de tels événements de manière pérenne reste en grande partie à inventer. J'effectuerai bientôt une interview de Stéphane Laborde qui a beaucoup travaillé sur ces sujets et peut se targuer, en France, d'être un des très rares entrepreneurs à croire que le marché des échecs "finira par exploser de manière inéluctable".

La perception du risque

Comme on a pu s'en apercevoir hier, en analysant la très complexe partie Aronian-Leko, la défense peut parfaitement passer par des contre-menaces, par un équilibre de la terreur. Encore faut-il avoir identifié avec lucidité (et à temps) les risques que vous encourez. C'est visiblement ce que n'a pas su faire, dimanche 12 novembre, le Russe Peter Svidler, lors de la 6e ronde du Mémorial Tal, qui l'opposait, avec les Blancs, à son compatriote Alexandre Grichtchouk. Vous pouvez rejouer la partie ici. Dans cette variante Najdorf de la défense sicilienne, typique avec ses roques opposés, Svidler a un peu laissé faire son adversaire, qui a empilé ses tours sur la colonne b, ouverte en direction de la forteresse abritant le roi blanc.
Il n'y avait encore rien de grave mais Svidler a tenté de se trouver du contre-jeu à l'aile-roi, sans trop de préparation et, surtout, sans réelle chance immédiate. Dans la position du diagramme ci-contre, prise juste après le 32e coup des Blancs, Svidler vient de déplacer sa tour de d1 en h1, pour récupérer le pion h. Sans doute aurait-il mieux fallu laisser la tour là où elle se trouvait et attaquer le pion "d", autrement plus sensible que son homologue de la bande, en jouant Cf3. Mais Svidler a préféré 32. Th1, sans doute inconscient du danger. Les Noirs ont en effet une belle menace cachée pour profiter de la faiblesse des pions b2 et c2 : Grichtchouk joua 32... Ff8 ! L'idée de ce retrait est évidemment de placer le fou en g7, sur la grande (et sensible) diagonale noire. Les Blancs ont poursuivi leur plan par 33. Txh5 et les Noirs ont fait de même par 33... Fg7, attaquant la dame. La seule réponse est 34. e5.
Après 34... d5 (diagramme ci-contre), les Blancs, très curieusement, non plus vraiment de défense face à l'accumulation de menaces qui visent leur roque. La plus immédiate est Ff5, visant la case c2. Tenter 35. Cf3 se heurte au spectaculaire Tb3 ! Après 36. cxb3 Txb3, le moins mauvais choix pour les Blancs est de donner la dame contre la deuxième tour noire. Mais la médiocre coordination des pièces blanches et surtout l'avancée des pions c et d noirs vont rapidement faire la différence. Dans la position du diagramme, un peu en désespoir de cause, Svidler joua 35. Fe3. Après 35...Ff5 36. Fd4 (défendre le pion c2 est impossible : sur 36. Tc1 Txb2 et tout s'écroule) Fxc2, Svidler joua le désastreux 37. e6. Suivit 37... Fxb1 38. Cxb1 fxe6 et Svidler, avec une qualité et deux pions de moins, jeta l'éponge.
Dans les autres parties de cette ronde 6, Alexandre Morozevitch, qui est en train de rater son tournoi, s'est fait consciencieusement ratatiner par Peter Leko ; le jeune Magnus Carlsen a oublié ses classiques et gaffé dans une finale tour contre tour+pion qu'il aurait dû annuler contre Levon Aronian ; les deux autres parties (Mamedyarov-Guelfand et Shirov-Ponomariov) se sont achevées par le partage du point. Trois hommes sont désormais à égalité en tête : Leko, Ponomariov et Aronian. Aujourd'hui est un jour de repos à Moscou et je rendrai compte du final de ce Mémorial Tal jusqu'à la fin de la semaine.

12 novembre 2006

Journée des nulles à Moscou

Statu quo au Mémorial Tal de Moscou. Jouée samedi 11 novembre, la 5e ronde s'est soldée par 5 nulles sur les 5 échiquiers. Les leaders se sont donc neutralisés. Mais une partie nulle, même en moins de 30 coups, n'est pas forcément synonyme d'ennui, comme en témoigne la rencontre Aronian-Leko, dont je vous propose quelques extraits, truffés de piques et de subtilités tactiques. C'était une ouest-indienne où les Blancs lâchent vite un pion pour l'initiative et, de fait, Aronian a eu l'initiative pendant un petit moment mais a retardé longtemps le développement de ses pièces de l'aile dame.
Le premier carrefour de la partie a été rencontré après le 18e coup de l'Arménien, g4, qui attaque le cavalier h5 (voir diagramme ci-contre). Je pense que le réflexe de tout joueur de club aurait été de reculer le cavalier en g7. Et cela n'aurait pas été mauvais. Simplement, après 19. Td3, les Blancs menacent Th3 et les Noirs vont devoir pousser leur pion f pour dégager une case de fuite pour leur roi qui, du coup, sera moins bien protégé. Peter Leko a donc trouvé une autre option que Cg7, en jouant 18... Tc8 ! Le cavalier n'est-il pas perdu, me direz-vous ? La réponse est un non étonnant. Car si 19. gxh5 suit l'incroyable g5. La dame n'a plus aucune case de fuite et les Noirs vont simplement pousser leur tour en c6. Donc, après 19... g5, les Blancs n'ont d'autre choix que de rendre leur pièce d'avance en sacrifiant leur fou f1 sur le pion g5 : 20. Fxg5 Fxg5 21. Dd6 (la seule case se sauvetage) et les Noirs poursuivent par Ff4 ! qui libère la case g5 pour la dame, avec une grosse initiative.
Aronian s'est donc abstenu de prendre le cavalier et, après 19. Txd4 Cg7 (obligatoire désormais car après 19... Tc6 20. gxh5, g5 ne marche plus : suit 21. Dxc6 ! dxc6 et les Blancs récupèrent la dame maintenant que la colonne d est ouverte...) 20. Cc3 f5 21. Dd2, on est arrivé à la position du diagramme ci-contre, où les Blancs attaquaient deux fois le pion d6. Comment le défendre ? En ne le défendant pas mais en contre-attaquant par Fc5. Après 22. Txd7, la dame a filé en h4 et on s'est dit que le roi blanc devait commencer à se sentir tout seul dans son roque-gruyère. Après 23. Cd5, la dame noire a pris le pion g4 sur échec. Le monarque d'Aronian s'est réfugié en f1, échec en h3, roi en g1, échec en g4, etc. Nulle par répétition de coups. Mais, mais, mais, attendez... Revenons un peu en arrière et décomposons les choses : 23. Cd5 Dxg4+ 24. Rf1 Dh3 + 25 Rg1 (lâcher la défense du pion h2 est vraiment risqué, d'autant que si la dame noire le prend, elle menace ensuite son collègue en e5).
On en est donc dans la position du diagramme ci-contre. Que se passe-t-il si les Noirs jouent 25... f4 ? L'élément nouveau, c'est que la diagonale qui mène la dame noire à la tour d7 s'est ouverte. Il faut ou la pousser ou la protéger. Si elle prend en a7 ou va en b7, les Noirs jouent f3, menaçant mat en 1 coup avec Dg2. Les Blancs doivent mettre leur dame en g5 pour les en empêcher. Mais, ce faisant, elle abandonne la protection de f2. On a alors un feu d'artifice : 27... Fxf2 !! 28. Rxf2 et l'irruption de la tour noire en c2 sur échec décide de la partie. Par conséquent, la tour blanche ne peut bouger de d7 et il faut la protéger. La seule manière potable est de jouer 26. Cf6 +. On peut désormais se dire que la tour d7 est bien protégée mais la déviation de ses deux défenseurs (cavalier et dame) devient un joli thème de combinaison. Que doivent donc faire les Blancs après 26... Rh8 ? La dame peut-elle maintenant prendre en f4 ? Si elle l'ose, la tour noire prend le cavalier f6 (supprimant le dernier défenseur de la tour d7) et après 28. exf6 Dxd7 29. fxg7+ Dxg7, le matériel est égal mais le pion f2 va devenir une cible très facile une fois que les Noirs auront joué Tf8 (sans oublier que le pion b2 est aussi dans le collimateur de la dame noire).
Qu'aurait-il fallu jouer, pour les Blancs, si la position du diagramme ci-contre s'était présentée ? Ramener, par prudence la tour en d3 ? Après 27... f3 28. Dg5 les Noirs ont Tcd8 ! et la tour blanche, ne pouvant quitter la colonne d sous peine de mat du couloir, se rapatrie en d2. Les Noirs augmentent alors la pression avec Cf5 et on a l'impression que toutes leurs pièces, comme des charognards repérant de loin une bête faible, se donnent rendez-vous vers le roi blanc. Au passage, notons que la tour a1 est complètement hors-jeu. Les Blancs n'ont plus de bon coup et s'ils proposent l'échange de dames par 30. Dg4, les Noirs passent à l'attaque : 30... Fxf2+ ! 31. Rxf2 (sinon mat en 2 coups que je vous laisse trouver...) Dxh2+ 32. Rxf3 Txd2 33. Fxd2 Dxd2 34. Th1 (le plus fort, qui menace mat en h7) Txf6 ! (ça continue) 35. exf6 Dd5+ et la tour h1 est perdue. Et à ceux qui me disent que non, car les Blancs peuvent encore interposer leur dame par 36. De4, je réponds 36... Dxe4 ! 37. Rxe4 et fourchette de cavalier en g3 ramassant la tour h1. Le pion blanc "f" n'a pas le temps d'aller à dame... Donc, 27. Td3 ne marche pas. Revenons au diagramme. Reste Dd3, un coup à double détente : il propose l'échange des dames et permet de jouer Df1 si les Noirs poussent f3. Mais les Noirs n'échangent ni poussent f3. Ils sacrifient en f2 ! Taïaut ! Après 27... Fxf2+ 28. Rxf2 Dxh2+ 29. Rf1 (ou Re1), la poussée f3 apporte un gros lot de menaces : échec en g2, prise en e5 (avec attaque du cavalier f6...).
Tout cela fait une somme considérable de calculs. Lors de la conférence de presse qui a suivi la rencontre, Leko a expliqué avoir vu que 25... f4 était fort mais que, n'étant pas persuadé d'avoir tout pris en compte dans ses combinaisons, a préféré assurer avec la répétition de coups. C'est peut-être cette hésitation qui fait la différence entre un excellent grand maître (qu'est, sans doute aucun, le Hongrois) et un champion d'exception.

11 novembre 2006

Aronian, maître du zugzwang

Allez, je le reconnais, je n'ai pas été très gentil avec le pauvre Levon Aronian (en photo ci-contre) dans une de mes dernières chroniques, en épinglant la gaffe monstrueuse qu'il avait commise au Mémorial Tal qui se joue en ce moment à Moscou. La partie et sa conclusion abrupte ont fait le tour du monde de la planète échiquéenne mais, heureusement pour l'Arménien, il s'est bien repris dans la ronde suivante de la compétition (la ronde 4), où, vendredi 10 novembre, il avait les Noirs contre l'impétueux Alexeï Shirov.
Dans une variante du gambit Marshall (partie espagnole) où les Blancs abandonnent la qualité contre deux pions, la rencontre avait pris un air relativement équilibré. Shirov avait même un troisième pion d'avance mais il semblait que la tour et le roi des Noirs contrôlaient bien tout et qu'il était ardu de progresser. On pouvait même, dans la position du diagramme ci-contre, s'attendre à une répétition de coups : comme le fou blanc est attaqué, il va reculer en a3, b4 ou c5. On peut imaginer une suite où le roi noir va attaquer le pion f en allant sur f5, le fou revient en d6, le roi retourne en e6, etc. Il existe d'autres lignes calmes qui mènent à l'équilibre et, sans doute, à la nulle. Or, Alexeï Shirov n'aime pas le calme. Sa devise, c'est mettre le feu à l'échiquier. Dans la position du diagramme, au lieu de reculer son fou, l'Espagnol l'a sacrifié en jouant 44. h6, misant toutes ses chances sur son pion h passé.
L'idée de cette manoeuvre audacieuse est de regagner la pièce et de se retrouver avec un pion de plus. En effet, après la suite 44... Rxd6 45. Rh5 f5 46. h7 Th8 47. Rg6 Re7 48. Rg7 (voir le diagramme ci-contre), les Noirs vont être obligés, d'une façon ou d'une autre de donner la tour pour empêcher la promotion. C'est du moins ce que croyaient les Blancs. Dans la position du diagramme, Aronian se contenta de déplacer son roi en e8. Un coup génial. Pourquoi ? Tout simplement parce que si le monarque blanc, maintenant, croque la tour, son homologue va, en s'installant en f8 ou en f7, l'enfermer dans le coin, derrière son pion h7. Les Blancs vont donc être obligés de jouer leurs pions et s'apercevoir que leur belle chaîne de pions b2, c3 et d4 est tenue en respect par les affreux pions doublés c4 et c6. Quand les Blancs auront épuisé les coups du pion h3, ils seront donc obligés d'avancer les fantassins d et b : et là, un pion noir filera à dame comme un All Black qui, ayant intercepté une passe de la ligne d'arrières adverse, court tranquillement vers l'en-but. Cela pourrait donner la suite : 49. Rxh8 Rf8 50. h4 Rf7 51. h5 Rf8 52. h6 Rf7 53. d5 (quelle pitié !) cxd5 54. b4 cxb3 (prise en passant) 55. c4 b2 56. cxd5 b1=Dame 57. d6 Db2 mat...
Face à la perspective de ce zugzwang atroce (position où tous les coups possibles sont mauvais), Shirov n'a donc pas pris la tour noire. Mais cela ne changeait pas grand chose. Avec une tour de moins, sa position était cramée et l'Espagnol d'adoption, après avoir un peu gigoté, se rendit compte que l'option de la colonne h se heurtait, dans tous les cas de figure, à ce zugzwang. Et comme il n'avait pas d'autre option, il abandonna après le 58e coup des Noirs, dans la position ci-contre. Une petite analyse montre qu'il n'y a plus d'espoir. Si les Blancs poussent le pion h, la tour va en f8 et on retombe sur le même schéma qu'auparavant. Si les Blancs sacrifient leur pion h pour aller libérer leur pion f (par exemple après la suite 59. h7 Tf8 60. Rg5 Th8 61. Rxf5 Txh7), le déficit matériel est trop important pour croire au miracle. La tour va contrôler la situation à distance pendant que le roi noir se rapprochera pour l'aider à faire le ménage.
Avec cette victoire, Aronian revient à la 2e place (l'Ukrainien Rouslan Ponomariov est toujours en tête) dans un peloton de poursuivants qui comprend aussi les deux Peter, Leko et Svidler. Cet après-midi, deux matches au sommet : Aronian-Leko et Ponomariov-Svidler...