28 novembre 2006

Partie 2 : la gaffe du millénaire

Pas plus que moi, Mathias Feist, l'opérateur de Deep Fritz (qui oeuvrait déjà à Bahreïn en 2002), n'a dû en croire ses yeux en visualisant l'écran ci-contre. Je suis persuadé que, durant un bref instant, il s'est dit qu'il s'était trompé, qu'il avait mal rentré un coup dans la machine, en bref qu'il était impossible que son logiciel mate le champion du monde. Et pourtant, c'est ce qui s'est passé. Vladimir Kramnik n'a pas vu qu'il allait être mat en un coup. Comme le Russe l'a dit après cette gaffe d'anthologie (il va falloir chercher les cas où le champion du monde a raté ce genre de chose), "ce fut très étrange. Je ne peux pas trouver d'explication." Il n'y avait aucun stress à la pendule puisqu'il restait 33 minutes à Kramnik pour effectuer les 7 coups qui devaient le mener au contrôle de temps du 40e coup. Le Russe n'avait pas l'air particulièrement stressé. Il a réfléchi à ce qu'il devait faire, il a joué son coup, s'est levé, a pris sa tasse et était sur le point de rejoindre sa salle de repos quand... quand Mathias Feist, bras armé de Deep Fritz, l'a maté.
Cette deuxième partie était pourtant bien engagée pour le joueur humain. Kramnik, avec les Noirs, avait réussi à entraîner son adversaire sur un terrain qu'il avait visiblement préparé à la maison. Même si le logiciel avait débuté par d4, l'espace était relativement ouvert. Le premier débat a eu lieu à l'aile-dame, sur la colonne c, les Noirs voulant pousser leur pion c6 d'une case pour égaliser. Au 17e coup, les Blancs se sont vu offrir un pion (diagramme ci-contre) mais ont décliné l'offre. Si 17. Dxc6 Dxc6 18. Txc6, les Blancs ne gagnent en fait rien car 18... C7b6 va récupérer le pion a4 tout en attaquant le pion b2 : l'initiative va donc changer de camp. Deep Fritz s'est donc abstenu de croquer le pion et a préféré achever son développement en roquant.
Au terme de ce premier débat, les Noirs ont mis le paquet sur la case c5, réussi par y pousser leur pion et, après une série d'escarmouches et d'échanges, Kramnik détenait une position plus que satisfaisante (diagramme ci-contre, après le 31e coup blanc) : Deep Fritz a des pions doublés et isolés, il ne dispose plus du fou de cases blanches pour exploiter le trou dans le roque ennemi et la majorité de pions de Kramnik à l'aile-dame peut se transformer en menace. Dans la position du diagramme, la question est donc : comment les Noirs peuvent-ils exploiter leur petit avantage, sachant que leur pion e6 est attaqué ? Comme le suggère Susan Polgar sur son blog, la meilleure (et la plus simple) option semble être 31... Df7. La menace est Df2+ et, après Rh1 vient un mat en 2 coups par Df1+ Txf1 Txf1 mat. Pour parer cela, les Blancs ferment la colonne f par 32. Cf3 (je n'aime pas trop 32. Dh4 car après Dg6, les Noirs ont la possibilité de se faufiler, via la diagonale blanche, sur d3, ou sur c2 si la tour bouge). Suit 32... Df5 et les Blancs sont contraints d'accepter l'échange de dames car si leur souveraine s'en va, elle abandonne la protection du pion e3 attaqué par le fou, avec gain de la qualité en prime... Par conséquent, après 32... Df5, le mieux est 33. Dxf5 Fxe3+ (coup intermédiaire sympathique) 34. Rf1 exf5 (Txf5 n'est pas terrible car il permet l'intrusion de la tour adverse par Tc8+) et les Noirs ont un pion de plus. Contrepartie, le pion e des Blancs est libéré.
Kramnik a sans doute dû voir cette suite (mais je ne suis plus sûr de rien désormais...) et a préféré a4, avec l'idée 32. Cxe6 Fxe3+ 33. Rh1 (forcé) Fxc1 34. Cxf8 De3 pour échanger les dames. Et c'est ce qui s'est produit sur l'échiquier. Avec les dames en moins, les Noirs seraient en effet archi-gagnants. Tout le problème, c'est que le Russe n'a pas vu que 34... De3 était la gaffe du millénaire à cause du mat en h7. Pour empêcher ce désastre, dans la position du diagramme ci-contre, les Noirs auraient dû jouer Rg8 au lieu de De3. Il semble clair pour tout le monde que, dans ce cas, Deep Fritz aurait pris la nulle par 35. Cg6 Fxb2 36. Dxd5+ Rh7 37. Cf8+ Rh8 38. Cg6+ et échec perpétuel. Cela aurait constitué une fin décente pour une partie dans laquelle les Noirs étaient parvenus à obtenir un petit plus mais pas la concrétisation de ce plus. La réalité en a décidé autrement. Seul celui qui a des yeux peut devenir aveugle. L'horrible mésaventure de Kramnik n'aurait pu arriver à Deep Fritz. Le champion du monde, qui n'a pas semblé dépité lors de la conférence de presse, a, on le sait, d'immenses ressources morales, comme il a pu le prouver face à Leko et à Topalov. Mais il est légitime de se demander s'il se relèvera facilement après le rude knock-out d'hier. Réponse, demain mercredi à partir de 15 heures. L'homme aura les Blancs.
Post-scriptum : hier, la fréquentation du blog a dépassé les 1 400 pages vues et, ce matin, le cap des 20 000 pages consultées a été franchi ! Merci pour votre fidélité.

11 commentaires:

Anonyme a dit…

Bravo Pierre, pour tes commentaires toujours très pertinents !
Comme je le dis aussi sur mon blog, cela "rassure" quand même, car l'erreur est humaine, et par la même, Kramnik n'est pas (ne joue pas comme une machine)...!
Restons de humbles humains, avec nos forces et nos faiblesses !
C'est bien tout ce qui fait notre "charme"...!
Amitiés, ton ami,
Yvan.

Anonyme a dit…

Point commun (théorique) entre l'homme et la machine : ils peuvent tous les deux "pêter" un fusible.
Et dire que j'avais recommandé une panne d'électricité dans un précédent commentaire ... !

Ubivisio a dit…

Je trouve que Kramnik est totalement ridicule et discrédite la race humaine face à ces saletés de puces infaillibles ! blague à part, cette erreur est absolument incompréhensible ; certes, un joueur moyen comme moi commet ce type d'erreurs (en fin de blitz ou en zeitnot, tout de même...), mais un champion du monde, avec 30 minutes à la pendule !!!!!

Anonyme a dit…

L'Histoire du jeu est jalonnée de gaffes, et il semble peu intéressant de leur donner autant d'importance. La différence entre les très forts joueurs et les autres, c'est qu'ils en commettent très peu. Rien d'inquiétant ou de rassurant dans tout cela.

Kasparov a terminé sa carrière sur une gaffe contre Topalov (Linares) et en a commis une aussi importante contre Deep Blue dans son match de 1997. Karpov, Korchoi et plein d'autres en ont réalisé.

Ce qu'il faut retenir de la partie, c'est que Kramnik a obtenu une position intéressante, fondée sur la progression des 2 pions liés a et b.
Il a accepté le défi d'une attaque de roque (DXf7), ce qui n'est pas commun lorsque l'on joue un programme

Au moment de la gaffe, Deep Fritz, qui ne montre pas de grands talents positionnels pour l'instant, s'apprêtait à rechercher une nulle perpétuelle après la prise de la Tour noire par le Cavalier.

Comme dit par ailleurs, on peut penser que les règles de jeu en vigueur favorisent Kramnik mais le perturbent aussi. Sa concentration peut en être affectée.

Dans ce curieux contexte, il démontre toutefois que sa stratégie (jeu dynamique, voire agressif, avec contact frontal contre le programme) est entièrement correcte.
La brièveté du match (6 parties) et les règles utilisées ne permettront pas de tirer de vraies conclusions sur la force réelle de Deep Fritz.

Unknown a dit…

Personne n'est parfait...
Certains arrogants feraient mieux de se calmer... Sinon le coup de la panne m'a bien fait rire, pour l'électricité, lol.
L'enjeu n'est pas uniquement la victoire pour Kramnik. Il y a aussi l'art et la manière. Comparer ordinateur et humain n'est pas la bonne manière de concevoir les choses, il faut voir la machine comme moyen à notre service.
Qui n'a jamais fait une telle erreur lance la première pierre à Kramnik (c'est une expression française, ne le faites pas svp)...
Je précise parce qu'on ne sait jamais sur quel genre d'idiot on peut tomber sur le net.
Voilà, je suis certes déçu qu'il n'ait pas pu tenir le coup jusqu'à la nulle, au moins, car il y avait des opportunités à quelques coups apparemment.

Anonyme a dit…

Deep Fritz s'apprêtait à jouer une combinaison de nulle avec son cavalier (Copie d'écran vue sur le site de Chessbase). Sur les 2 parties, les 2 adversaires ne se sont pas mis en péril l'un et l'autre, mis part cet incident.

Le danger est qu'on réduise la match à cette gaffe, comme on a réduit le match Kramnik-Topalov à l'affaire de la contestation faite par le Bulgare (en lui faisant un procès un peu abusif et primaire).

Anonyme a dit…

Salut,je pense que Kramnik doit etre certainement plus deçu que les gens qui pensent qu'il faut etre débile pour ne pas voir un mat en un.
Je crois aussi que tous les joueurs d'echecs on un jour,pris un mat en un.
Bon ,Wlad,il est chpt du monde,quand ça lui arrive,mais ce n'est qu'humain.

"Les ordinateurs peuvent battre les hommes aux échecs. Je m'inquiéterai quand ils pourront nous battre au judo." Coluche
Sylvain

Anonyme a dit…

ceci n'est pas un message pour supporter l'homme Kramnik mais pour supporter l'homme Bartelemy grâce à qui nous vivons de bien bons moments échiquéens!
Merci Pierre et continuez s'il vous plaît!

Anonyme a dit…

Nous connaissons tous l'issue fatale du match homme/machine aux echecs. Et si Kramnik a une chance d'égaliser voire de gagner, il sait que le combat sera un jour (deux ans, dix ans?) totalement inégal, en faveur de la machine bien sûr.
Alors imaginons un instant le sentiment cruel que ressentirais la communauté si Kramnik perdait ce duel en jouant à son plus haut niveau...
Finalement, cette bourde nous laisse croire encore de la supériorité de l'homme, quand il est parfait...
L'honneur de la race humaine est sauve, merci Wlad!

Anonyme a dit…

La position finale est forte intéressante au point de vue de la psychologie, la gaffe reste très compréhensible (un cavalier qui semble hors jeu, et une dame au centre) Kramnik avait de sérieuses menaces seulement il a trop focalisé son attention sur le centre et le côté adverse en faisant abstraction dans la petite portion ou se trouvait son roi.
Kramnik a encore quelques chances de pouvoir gagner une partie, mais elles restent minces.

Enfin on ne peut pas demander à Kramnik de jouer 300 coups sans faire aucune erreure décisive, l'erreure reste humaine...

Amicalement,
Franck.

Anonyme a dit…

je pense que kramnik était arrivé a la certitude que tout allait bien pour lui plusieurs coups avant la gaffe, et c'est la capacité même qu'il a, en tant que joueur d'exception,à analyser longtemps à l'avance les variantes, qui lui a joué un tour.Il n'a tout simplement plus recontrolé sa variante au fur et à mesure, ce que tout petit joueur, peu sûr de lui, fait à chaque coup.Loin de nous l'idée de se moquer de Kramnik, sa bourde, contre la machine, nous le rend encore plus humain, plus sympathique, et sert probablement plus la cause des échecs par son côté sensationnel.