08 novembre 2006

Le cas Jessie Gilbert

Tant le nom de Jessie Gilbert que son visage ne vous disent probablement rien. Et il est probable que vous ne reverrez plus jamais ni l'un ni l'autre. Cette jeune joueuse britannique de 19 ans s'est en effet suicidée le 26 juillet dernier en se jetant de la fenêtre de sa chambre d'hôtel, dans la ville tchèque de Pardubice, où elle disputait un open. Jessie Gilbert avait commencé à faire parler d'elle en gagnant à 11 ans le championnat du monde féminin amateurs, une compétition certes peu relevée mais qui n'avait jamais été remportée par une participante aussi jeune. Sa carrière n'avait pas été d'une fulgurance mémorable. Jessie avait tout de même représenté son pays lors de championnats d'Europe et du monde et, dans les mois qui avaient précédé son décès, elle était devenue une des meilleures joueuses britanniques et avait décroché sans trop de problèmes les trois normes qui devaient lui conférer le titre de maître international féminin de la FIDE (qui lui fut reconnu à titre posthume).
Jessie Gilbert n'a laissé aucune lettre pour expliquer son acte mais, quelques jours à peine après son suicide, la presse britannique émue par la mort de la jeune femme révéla qu'elle devait prochainement témoigner contre son propre père lors d'un procès pour sept viols. Et que Jessie Gilbert était la principale victime de ces agressions sexuelles, qui avaient débuté lorsqu'elle avait 8 ans (qui est aussi l'âge où elle avait commencé à jouer aux échecs). Si je vous parle aujourd'hui cette triste histoire, c'est parce que le procès de Ian Gilbert vient de commencer et qu'un témoignage vidéo de sa fille défunte, enregistré par la police en 2004, y a été diffusé mardi 7 novembre. C'est une sorte de poignante déposition-accusation d'outre-tombe. La jeune femme décrit ainsi la première fois où son père, un estimable banquier, a abusé d'elle. Elle a, je le répète, 8 ans à l'époque : "J'étais endormie et il est venu et s'est assis sur le lit et je me suis réveillée. Il a posé sa main sur ma bouche puis a enlevé le pantalon de mon pyjama et m'a violée. Je n'ai pas crié ou rien fait d'autre. Il a posé sa main sur ma bouche et j'étais vraiment effrayée et il est parti." Au cours des cinq années qui ont suivi, soit entre 1995 et 2000, l'horrible scénario s'est répété, explique Jessie Gilbert, "pas très souvent. Il entrait juste, la nuit tombée, je fermais juste les yeux et faisais comme si cela n'arrivait pas." Jusqu'au jour où Jessie en a parlé à des proches.
La machine judiciaire s'est alors enclenchée, doucement. Il n'y avait pas de preuve et Ian Gilbert usa auprès des policiers d'un argument qui fait que l'histoire que je vous raconte n'est pas un simple fait divers sordide n'ayant que peu de chose à voir avec les échecs. En réalité, le noble jeu est indissolublement lié à ce drame. En effet, Ian Gilbert a affirmé aux enquêteurs que sa fille étant une joueuse d'échecs accomplie, elle avait la capacité d'élaborer "toute sorte de scénarios dans son cerveau". Par ailleurs, Jessie Gilbert a raconté comment il dépréciait ses réussites et se moquait de ses déroutes, au point qu'elle demanda à son père de ne plus venir la voir jouer.
En 2004, les parents Gilbert se sont séparés et Jessie est allée vivre avec sa mère. La même année, elle a commis sa première tentative de suicide en ingérant une multitude de comprimés. Malgré les menaces, malgré les agressions physiques, malgré cette torture psychologique, malgré la dépression nerveuse pour laquelle elle était soignée, Jessie Gilbert restait une jeune femme brillante, qui avait obtenu en 2005 une place à la prestigieuse université d'Oxford pour apprendre la médecine. Elle avait différé le début de ses études supérieures afin de consacrer une année sabbatique aux échecs et à la quête du titre de maître international féminin. Les trois normes en poche, lui restait une dernière épreuve : témoigner contre son père, raconter au tribunal comment elle avait été violée et convaincre les juges que ces viols ne sortaient pas du cerveau trop fertile en plans stratégiques d'une jeune championne d'échecs. Visiblement, ce combat contre elle-même, contre l'emprise que son père avait sur elle, un combat qui renvoie comme des échos de deux romans d'Emmanuel Carrère, La Classe de neige et L'Adversaire, Jessie Gilbert n'a pas su l'engager et, à l'instar du héros de La Défense Loujine de Vladimir Nabokov (un autre bon joueur d'échecs), a commis un auto-mat en se jetant dans le vide.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

... ou les tragiques pages des faits divers rejoignent les pages échiquéennes ... J'avais lu cette tragédie sur chessbase cet été et avais été frappé. Les échecs sont dans la société : combien de drames autour des participants d'un tournoi ? Combien de maris violents ? De détraqués sexuels ? Autant qu'ailleurs mais quand on joue, la vie se restreint à 64 cases et on ne pense plus aux horreurs du monde

Anonyme a dit…

poignant comme histoire ... cela montre que cette jeune fille capable d obtenir ses titres de noblesses etait confrontee a une terrrible histoire qui est celle de son pere et le divorce ...

Anonyme a dit…

Le jeu d'échecs serait-il un refuge pour tous les damnés de la terre qui y oublieraient leurs souffrances? J'espère qu'il y a quand même des gens heureux qui jouent aux échecs et qui sont heureux d'y jouer. C'est mon cas. Mais je suis un petit joueur. J'espère que ceci n'explique pas cela.
En hommage à Jessie Gilbert, il aurait été sympa de nous mettre une ou plusieurs de ses parties ou au moins un lien...

Unknown a dit…

64 cases pour se rafraîchir l'esprit,
car, finalement, malgré toute la violence qu'il peut y avoir sur un échiquier, ce n'est qu'un oasis de liberté pour l'âme.
Il n'y a plus de contrainte sociale, physique ou morale. Juste la puissance de faire la paix avec soi-même et son adversaire, à la fin de la partie.
Une histoire tragique, certes.
Mais le jeu d'échecs fut pour elle un moyen d'exister et d'oublier ses souffrances.
Encore une preuve que ce jeu est utile.