Kramnik-Deep Fritz : un réglement novateur
L'historique que j'ai publié hier me permet, aujourd'hui, de mettre en relief les particularités du réglement qui sera appliqué tout au long du match opposant, à partir du 25 novembre, le champion du monde d'échecs Vladimir Kramnik au logiciel Deep Fritz. Ce texte est particulièrement instructif et j'engage ceux que la question intéresse à le consulter sur le site du match. On s'aperçoit en l'analysant que les organisateurs de l'événement ont pris en compte les précédentes confrontations homme-logiciel. Tout d'abord, et c'est un point nouveau, Kramnik aura le droit d'ajourner une partie une fois que 56 coups auront été joués (le rythme sera de 40 coups en 2 heures et 16 coups par heure ensuite). En ce cas, la partie se terminera le lendemain. Pour Kramnik, il s'agira d'une alternative à double tranchant : s'il choisit d'ajourner, il profitera de la nuit et de la matinée suivante pour faire tourner la position sur son propre exemplaire de Deep Fritz, en espérant trouver la variante que le programme évaluera mal (cela arrive). En revanche, cela lui coûtera sa journée de repos. Kramnik et son équipe font sans doute confiance aux qualités techniques du Russe pour résister le plus longtemps possible aux assauts de la machine et, ensuite, lors de l'ajournement, la faire jouer contre elle-même et certains autres de ses homologues. On assisterait dans ce cas à un match homme+machine contre machine, qui serait inédit.
Cette voie nouvelle, que j'appellerais volontiers la tentation de l'hybride, est censée redonner quelques chances à l'homme. D'ailleurs, les concepteurs du match ont enfoncé le clou en prévoyant que tant que Deep Fritz sera dans sa bibliothèque d'ouvertures, c'est-à-dire tant qu'il jouera ses coups "de mémoire", Kramnik pourra, sur un second écran, voir les coups envisagés par la bibliothèque et toutes les statistiques les accompagnant (nombre de parties jouées sur telle ou telle ligne, performance Elo de telle ou telle variante, score obtenu, évaluation de la force du coup). Cela devrait éviter au Russe de tomber, comme Kasparov lors de sa dernière partie contre Deep Blue en 1997, dans un piège théorique qui aurait échappé à son travail de veille échiquéenne. Dès que Deep Fritz sera sorti de sa bibliothèque et commencera à "réfléchir" tout seul, son opérateur préviendra l'arbitre qui, après vérification, ira éteindre l'écran de Kramnik.
Comme cela était déjà le cas à Bahreïn en 2002 (photo ci-contre), lorsque Kramnik avait pour la première fois affronté ce logiciel, le joueur humain aura disposé de plusieurs semaines pour évaluer Deep Fritz et, éventuellement, détecter les lignes de jeu où il est moins à l'aise, voire des bugs positionnels. Selon le réglement du match, la bibliothèque d'ouvertures ne pourra pas être modifiée, à une exception près : les programmeurs seront autorisés à effectuer quelques changements sur l'ouverture de la dernière partie jouée. Cela évitera qu'en cas de défaite, la machine rejoue exactement les coups qui l'avaient fait perdre. Il faut aussi noter que l'arbitre disposera aussi d'une version du programme et lui fera rejouer l'ouverture après chaque partie. En cas de différence avec les coups de la partie, l'équipe de Deep Fritz sera tenue de justifier pourquoi la version de jeu diffère des versions dont disposent Kramnik et l'arbitre. Si ce dernier ne juge pas l'explication convaincante, il pourra donner partie perdue au programme.
La partie du réglement qui concerne les finales est aussi une nouveauté. Le logiciel dispose d'une base contenant toutes les finales possibles avec 5 pièces et moins (dont les rois). Lorsque Deep Fritz identifiera une telle position, l'arbitre sera prévenu, qui arrêtera les pendules. Trois possibilités se présenteront alors. S'il s'agit d'une finale gagnante pour l'ordinateur, Kramnik en sera averti et décidera ou non d'abandonner. Si, à l'inverse, la position est gagnante pour le joueur humain, Kramnik en sera aussi prévenu et l'opérateur aura le choix d'abandonner ou non. Ces deux premiers cas de figure ne sont pas équivalents car le Russe, ne disposant pas de la banque de données, n'est pas sûr, dans certaines positions, de jouer le plus précisément possible. Il pourra donc tomber dans une variante que l'ordinateur mènera jusqu'à la nulle en pilotage automatique... Si, troisième cas, la base de finales dit que la position est nulle, cela équivaudra à une proposition de nulle... de la part de la machine ! Puisqu'on est dans les nulles, j'ajoute que, selon le réglement, Kramnik pourra proposer nulle quand il le voudra (que ce soit ou non à lui de jouer). De plus, si le champion du monde estime que la position mène clairement à la nulle, il pourra dire qu'il réclame une "nulle technique" à l'arbitre et à l'opérateur de Deep Fritz. Bien sûr, Kramnik devra justifier sa requête. Mais si l'arbitre va dans son sens et si l'opérateur n'est pas en mesure de montrer que la situation a progressé en sa faveur au cours des dix derniers coups, la partie sera déclarée nulle. Dans le cas contraire, Kramnik sera pénalisé et se verra retirer du temps de réflexion.
Malgré ce bémol tout à fait naturel, on voit bien que tout a été pensé pour rééquilibrer les chances en faveur du joueur humain : il ne pourra se planter dans l'ouverture, il pourra faire jouer la machine contre elle-même et bénéficiera même de ses services pour juger certaines finales. Cela sera-t-il suffisant ? Réponse à partir de samedi.
7 commentaires:
Passionnant.
Où l'on constate que le travail d'un journaliste de haut niveau n'a rien à voir avec un blog ou même le travail de beaucoup de journalistes "échiquéens".
Ces informations sont extrêmement pertinentes d'un point de vue scientifique et même sportif.
Bonjour,
Je crains que ces accommodements ne brouillent quelque peu le déroulement du match, et soient finalement un facteur de perturbation pour Kramnik, qui n'en aura pas besoin.
Les données du débat sont simples : Deep Fritz (comme c'est le cas de toutes les machines sérieusement équipées) dispose en bases de données :
- de l'encyclopédie des ouvertures;
- de toutes les parties jouées et référencées (soit plus de 4 millions d'unités);
- de tablebases recensant toutes les finales possibles mettant en jeu 6 pièces.
Il aurait été plus simple de :
- brider l'encyclopédie utilisée jusqu'à 15 demi-coups par exemple);
- d'exclure la bases de parties ou de la limiter;
- de supprimer les tablebases, sachant que les programmes jouent excellement les finales.
On ne peut parler d'affrontement équitable que si le programme se trouve dans les mêmes conditions que le joueur.
Ce règlement de match fait basculer la rencontre vers un "jeu assisté par ordinateur" qui n'en est pas vraiment un.
Encore une fois ces "subtilités" qui n'en sont pas vont échapper à tout le monde hormis les initiés, et on commentera sèchement le résultat final en disant : "l'homme a battu la machine" (ou l'inverse). Alors qu'en elle même cette règle est porteuse d'une vision de la relation homme / ordinateur qui va bien au-delà d'un simple match d'échecs. Il y aura des enseignements à en tirer pour réfléchir aux futures règles d'examens et concours, évaluations de compétences ou entretiens d'embauche... et toutes ces circonstances dans lesquelles nous avons "désappris" à nous passer d'ordinateurs et sommes désormais à peu près incapables de nous débrouiller sans eux. Mais dans un avenir proche ce sont aussi nos comportements relationnels et sociaux qui seront médiatisés par cette "surintelligence diffuse" qui nous entoure comme une aura qui ne cesserait de s'épaissir. Je ne fais pas de science-fiction : tous ceux qui ont fait un petit tour dans Second Life comprendront facilement de quoi je parle. Il me semble qu'aujourd'hui la question "d'affronter" les ordinateurs est d'ores et déjà caduque. Elle est d'un autre temps. Pas un chercheur, pas un scientifique n'aurait la moindre chance de faire avancer son domaine sans s'adjoindre la puissance des machines, sans coopérer avec elles, sans se les incorporer. C'est à un grand apprentissage et à une révision complète de la vision que nous nous faisons de notre intelligence et de nos capacités que nous invite la civilisation numérique. A mes yeux, la relation partenaire / adversaire qui va unir Kramnik à Deep Fritz contient les germes d'un modèle.
Ce que vous décrivez existe déjà, il s'agit de l' "Advanced Chess", où les joueurs sont assistés par ordinateur.
Anand, Topalov, Karpov et bien d'autres l'ont déjà pratiqué, avec un intérêt relatif pour ce qui est du spectacle.
Le vainqueur sera souvent celui qui sait au mieux utiliser les analyses de programmes, et l'on est loin de la créativité que réclame le jeu d'Echecs.
Le jeu par correspondance est définitivement gangréné par ce phénomène.
Le seul intérêt subsistant dans les matchs Hommes-Machines, réside dans l'affrontement d'une créativité contre une puissance de calcul, pas contre des bases de données par essence inerte. D'ailleurs, selon les orientations de programmation, les logiciels sont capables eux-mêmes d'exposer un jeu vraiment créatif
De fait, si l'on ne peut se passer des voitures ou des ordinateurs, cette forme d'assistanat doit aussi comporter des limites, et c'est heureux ...
Au fait, Deep Fritz pourra-t-il utiliser les toilettes pendant le match?...
Je suis certain que la machine HUMAINE va gagner, au pire annuler.
Je vous dirai pourquoi lors d'un nouveau message après ce "Deep affrontement".
Pas trop de prises de tête pour les joueurs non GMI, travaillez vos classiques, lol
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