12 novembre 2006

Journée des nulles à Moscou

Statu quo au Mémorial Tal de Moscou. Jouée samedi 11 novembre, la 5e ronde s'est soldée par 5 nulles sur les 5 échiquiers. Les leaders se sont donc neutralisés. Mais une partie nulle, même en moins de 30 coups, n'est pas forcément synonyme d'ennui, comme en témoigne la rencontre Aronian-Leko, dont je vous propose quelques extraits, truffés de piques et de subtilités tactiques. C'était une ouest-indienne où les Blancs lâchent vite un pion pour l'initiative et, de fait, Aronian a eu l'initiative pendant un petit moment mais a retardé longtemps le développement de ses pièces de l'aile dame.
Le premier carrefour de la partie a été rencontré après le 18e coup de l'Arménien, g4, qui attaque le cavalier h5 (voir diagramme ci-contre). Je pense que le réflexe de tout joueur de club aurait été de reculer le cavalier en g7. Et cela n'aurait pas été mauvais. Simplement, après 19. Td3, les Blancs menacent Th3 et les Noirs vont devoir pousser leur pion f pour dégager une case de fuite pour leur roi qui, du coup, sera moins bien protégé. Peter Leko a donc trouvé une autre option que Cg7, en jouant 18... Tc8 ! Le cavalier n'est-il pas perdu, me direz-vous ? La réponse est un non étonnant. Car si 19. gxh5 suit l'incroyable g5. La dame n'a plus aucune case de fuite et les Noirs vont simplement pousser leur tour en c6. Donc, après 19... g5, les Blancs n'ont d'autre choix que de rendre leur pièce d'avance en sacrifiant leur fou f1 sur le pion g5 : 20. Fxg5 Fxg5 21. Dd6 (la seule case se sauvetage) et les Noirs poursuivent par Ff4 ! qui libère la case g5 pour la dame, avec une grosse initiative.
Aronian s'est donc abstenu de prendre le cavalier et, après 19. Txd4 Cg7 (obligatoire désormais car après 19... Tc6 20. gxh5, g5 ne marche plus : suit 21. Dxc6 ! dxc6 et les Blancs récupèrent la dame maintenant que la colonne d est ouverte...) 20. Cc3 f5 21. Dd2, on est arrivé à la position du diagramme ci-contre, où les Blancs attaquaient deux fois le pion d6. Comment le défendre ? En ne le défendant pas mais en contre-attaquant par Fc5. Après 22. Txd7, la dame a filé en h4 et on s'est dit que le roi blanc devait commencer à se sentir tout seul dans son roque-gruyère. Après 23. Cd5, la dame noire a pris le pion g4 sur échec. Le monarque d'Aronian s'est réfugié en f1, échec en h3, roi en g1, échec en g4, etc. Nulle par répétition de coups. Mais, mais, mais, attendez... Revenons un peu en arrière et décomposons les choses : 23. Cd5 Dxg4+ 24. Rf1 Dh3 + 25 Rg1 (lâcher la défense du pion h2 est vraiment risqué, d'autant que si la dame noire le prend, elle menace ensuite son collègue en e5).
On en est donc dans la position du diagramme ci-contre. Que se passe-t-il si les Noirs jouent 25... f4 ? L'élément nouveau, c'est que la diagonale qui mène la dame noire à la tour d7 s'est ouverte. Il faut ou la pousser ou la protéger. Si elle prend en a7 ou va en b7, les Noirs jouent f3, menaçant mat en 1 coup avec Dg2. Les Blancs doivent mettre leur dame en g5 pour les en empêcher. Mais, ce faisant, elle abandonne la protection de f2. On a alors un feu d'artifice : 27... Fxf2 !! 28. Rxf2 et l'irruption de la tour noire en c2 sur échec décide de la partie. Par conséquent, la tour blanche ne peut bouger de d7 et il faut la protéger. La seule manière potable est de jouer 26. Cf6 +. On peut désormais se dire que la tour d7 est bien protégée mais la déviation de ses deux défenseurs (cavalier et dame) devient un joli thème de combinaison. Que doivent donc faire les Blancs après 26... Rh8 ? La dame peut-elle maintenant prendre en f4 ? Si elle l'ose, la tour noire prend le cavalier f6 (supprimant le dernier défenseur de la tour d7) et après 28. exf6 Dxd7 29. fxg7+ Dxg7, le matériel est égal mais le pion f2 va devenir une cible très facile une fois que les Noirs auront joué Tf8 (sans oublier que le pion b2 est aussi dans le collimateur de la dame noire).
Qu'aurait-il fallu jouer, pour les Blancs, si la position du diagramme ci-contre s'était présentée ? Ramener, par prudence la tour en d3 ? Après 27... f3 28. Dg5 les Noirs ont Tcd8 ! et la tour blanche, ne pouvant quitter la colonne d sous peine de mat du couloir, se rapatrie en d2. Les Noirs augmentent alors la pression avec Cf5 et on a l'impression que toutes leurs pièces, comme des charognards repérant de loin une bête faible, se donnent rendez-vous vers le roi blanc. Au passage, notons que la tour a1 est complètement hors-jeu. Les Blancs n'ont plus de bon coup et s'ils proposent l'échange de dames par 30. Dg4, les Noirs passent à l'attaque : 30... Fxf2+ ! 31. Rxf2 (sinon mat en 2 coups que je vous laisse trouver...) Dxh2+ 32. Rxf3 Txd2 33. Fxd2 Dxd2 34. Th1 (le plus fort, qui menace mat en h7) Txf6 ! (ça continue) 35. exf6 Dd5+ et la tour h1 est perdue. Et à ceux qui me disent que non, car les Blancs peuvent encore interposer leur dame par 36. De4, je réponds 36... Dxe4 ! 37. Rxe4 et fourchette de cavalier en g3 ramassant la tour h1. Le pion blanc "f" n'a pas le temps d'aller à dame... Donc, 27. Td3 ne marche pas. Revenons au diagramme. Reste Dd3, un coup à double détente : il propose l'échange des dames et permet de jouer Df1 si les Noirs poussent f3. Mais les Noirs n'échangent ni poussent f3. Ils sacrifient en f2 ! Taïaut ! Après 27... Fxf2+ 28. Rxf2 Dxh2+ 29. Rf1 (ou Re1), la poussée f3 apporte un gros lot de menaces : échec en g2, prise en e5 (avec attaque du cavalier f6...).
Tout cela fait une somme considérable de calculs. Lors de la conférence de presse qui a suivi la rencontre, Leko a expliqué avoir vu que 25... f4 était fort mais que, n'étant pas persuadé d'avoir tout pris en compte dans ses combinaisons, a préféré assurer avec la répétition de coups. C'est peut-être cette hésitation qui fait la différence entre un excellent grand maître (qu'est, sans doute aucun, le Hongrois) et un champion d'exception.

1 commentaire:

Guillaume de Rouzé a dit…

Quelle position ! Le site de chessbase n'a même pas mentionné toutes ces possibilités. Félicitation pour cet article.

On peut comprendre le choix de Leko connu aussi sous le nom d'annulator. Je serais curieux de savoir comment Morozevich ou Shirov aurait joué cette position, et peut être qu'Aronian n'aurait essayé de rentrer dans de telles complications contre ces adversaires. Belle "victoire" psychologique de l'Arménien.