24 novembre 2006

Des pistes pour résister au silicium

Quelles chances Vladimir Kramnik, même avantagé par le réglement, a-t-il réellement contre Deep Fritz, dans le combat qui commence tout à l'heure ? Etant donné que la véritable clé du problème réside dans la recherche des faiblesses du logiciel et, aussi, dans la façon d'amener sur l'échiquier les positions qu'il évalue mal, les pistes sont assez restreintes. Elles dépendent aussi de la relation que le joueur humain entretient au quotidien avec les programmes. Ainsi, Kramnik a-t-il adopté, pour son entraînement, la stratégie de Kasparov. Il ne s'installe pas devant l'ordinateur mais devant l'échiquier. Il propose des coups, des idées qui sont testées en direct par son (ou ses) entraîneur(s) qui se charge(nt) de manipuler la souris . Il est donc constamment opposé à un logiciel, mais de manière indirecte. Par ailleurs, la confiance du Russe dans la toute-puissance des ordinateurs a été ébranlée par la défaite qu'il a subie face à Peter Leko, dans la 8e partie du championnat du monde de Brissago (Suisse) en 2004. Voici pourquoi. Avec les Blancs, Vladimir Kramnik joua ce gambit Marshall sur pilote automatique, y compris lorsqu'il sacrifia sa dame au 24e coup. Tout était préparé à l'avance et, a priori, vérifié sur ordinateur. Je me souviens que je suivais cette partie au journal, en faisant tourner ma propre version de Fritz. Les Blancs étaient gagnants me disait la bestiole de silicium. En face, Leko réfléchissait, réfléchissait. Puis, en regardant de nouveau l'évaluation de Fritz, je crus avoir la berlue : maintenant que le logiciel avait eu plusieurs minutes pour jauger la position, l'évaluation s'était inversée. En approfondissant sa recherche à quelques demi-coups de plus, il avait trouvé la réfutation du sacrifice de Kramnik ! Leko eut l'immense mérite de trouver la suite gagnante sur l'échiquier alors qu'il ne lui restait pas beaucoup de temps. Kramnik avait perdu la partie sans réfléchir sur un seul coup, simplement parce que, lors de sa préparation, il n'avait pas laisser tourner sa machine assez longtemps... Une première piste consiste donc à détecter ce genre de "bugs".
Autre possibilité, miser sur l'effet d'horizon. Le joueur humain doit tenter de créer de petites faiblesses dans la position adverse en misant sur le fait que le logiciel (lequel ne "joue" pas aux échecs mais ne fait que compter) ne les assimilera pas à des faiblesses puisque, dans l'horizon de ses calculs (15 à 16 demi-coups en moyenne en 2002, 17 à 18 aujourd'hui), elles n'apparaîtront pas comme telles. C'est un pari sur l'avenir et sur la myopie des machines : le joueur humain n'est pas capable de dire exactement quand cela paiera mais son expérience l'assure que cela paiera...
Lorsque j'avais préparé une page (une page entière dans Le Monde, cela fait rêver aujourd'hui...) sur le match de 2002, j'avais demandé à Kramnik en personne sa perception des choses. Il avait d'abord insisté sur la nécessité de suivre une préparation physique plus importante qu'à l'ordinaire pour ne pas subir de trop fortes baisses de régime. Le champion du monde (photo ci-contre) avait également insisté sur le fait que "c'est une expérience très étrange que de jouer contre une machine : elle n'est jamais nerveuse, jamais fatiguée, son niveau reste égal pendant toute la partie et pendant tout le match. Il faut être très bien préparé psychologiquement pour l'affronter et j'ai beaucoup travaillé sur cet aspect-là au cours des quinze derniers jours. Il faut que je reste très stable, que je pense en permanence que je joue contre un programme."
Pour terminer l'interview, j'avais posé la question suivante : "Certains joueurs préconisent de modifier son style lorsqu'on est face à un logiciel, d'adopter un style anti-ordinateur. Qu'en pensez-vous ?" Kramnik avait répondu ceci : "Dans certains domaines comme la tactique où ce n'est qu'affaire de calcul, l'ordinateur est trop fort puisqu'il évalue plusieurs millions de coups par seconde. Il faut donc éviter d'aller sur ce terrain-là. Mais je ne crois pas non plus qu'il soit correct de jouer quelque chose qui vous soit étranger. Il faut trouver un juste milieu. Ce qui fait la force de l'humain, c'est sa compréhension du jeu et sa stratégie à long terme, sans oublier l'intuition. C'est quelque chose de difficile à définir en mots, mais l'intuition, cette possibilité de sentir que tel coup est le meilleur, c'est ce qui fait la différence entre les joueurs."
Joël Lautier, que j'ai interrogé sur le sujet, a apporté quelques précisions intéressantes, qui vont dans le même sens. Contre un programme, il faut, m'a-t-il expliqué, "viser l'appauvrissement tactique, viser la finale, ce que Vladimir a naturellement tendance à faire et ce qui serait plus dur pour quelqu'un comme Shirov. Il faut éviter les positions ouvertes, dans lesquelles les pions centraux ont disparu et où ça tire dans tous les coins. Un joueur comme Vladimir sent bien ces choses-là et il a un style tout à fait adéquat pour affronter un programme. Cela dit, le problème principal pour le joueur humain est avant tout psychologique. Il sait qu'il est comme un funambule sur une corde raide et c'est stressant."

3 commentaires:

Anonyme a dit…

bravo pour votre blog que je trouve passionnant.

Vladimir Kramnik - Peter Leko

8e partie du championnat du monde de Brissago (Suisse) en 2004

http://www.chessgames.com/perl/chessgame?gid=1309482

cordialement p.g.

Anonyme a dit…

Bonjour à vous,
Je vous suis fidèlement depuis CBCN et je vous remercie encore une fois pour la qualité de votre blog. Je regarde en ce moment la prem!ère partie du match Kramnik vs Deep Fritz et je suis heureux de contaster que l'humain reste très solide par rapport à la machine... après 41.Kb5 j'ai l'impression que Kramink a de bonnes chances.
Sans connaître le résultat de la partie, j'attends avec impatience votre analyse de demain.
Bonne continuation

Anonyme a dit…

Effectivement, pour la 8ème du match de Brissago, Kramnik avait joué aveuglément une préparation dictée par Fritz, et la combinaison jouée par Leko l'a vraiment surpris. Durant le live, Fritz, qui évaluait la position, est soudainement passé à -3, puis pire encore.
Cet épisode illuste aussi, hélas, l'apprauvrissement de la créativité au haut niveau.
Ceci dit, Fritz n'est ni le meilleur programme actuel, ni le meilleur programme tacticien.
Quant à Kramnik, on peut parler de conditions de match très avantageuses (il dispose en plus de la version de Deep Fritz depuis le 1er octobre, sans compter tout le reste).