29 décembre 2006

L'avenir d'Echecs Info

Puisqu'Echecs Info s'est transformé en un forum au cours des derniers jours, autant continuer à réfléchir sur ce qu'il doit être jusqu'à la fin de la trève des confiseurs. Une précision avant de vous laisser la parole : certains trouvent que je parle trop d'argent et qu'un blog n'est pas fait pour en gagner. J'ai choisi la forme du blog parce que c'est techniquement la plus simple. J'aurais pris celle du site si j'avais su un chouia d'informatique. Je parle d'argent parce que j'estime que le traitement de l'information a un prix. Si je me contentais de compiler les résultats, comme certains sites le font très bien (et c'est utile), sans valeur ajoutée, ce serait effectivement une fausse question. Si j'étais accroché à un site commercial ou à une boutique (comme ChessBase ou The Week in Chess), les articles pourraient être considérés comme un produit d'appel et, dans ce cas, leur gratuité se comprendrait. Je pense que, très profondément, le petit débat que nous avons autour du prix de l'info est parfaitement représentatif, à son échelle modeste, d'un double débat plus vaste, qui s'articule autour de deux axes. 1/ Internet est-il mûr pour le payant ? 2/ L'info pure peut-elle être gratuite ? La réponse à la première question est un oui prudent. Quand on voit que lemonde.fr, le premier site d'information français, va, pour la première année, engranger des bénéfices, quand on voit que, dans le domaine des échecs, ICC a supprimé le jeu gratuit et fait payer pour les parties du championnat du monde, on a de clairs indices de la tendance actuelle. De plus en plus, les internautes sont prêts à consommer. Pour la seconde question, ma réponse est clairement non. Même si l'on peut avoir la fausse impression du contraire, l'information, cela se paye. Que cela soit par la pub (voir les journaux gratuits, les radios et les télés commerciales), par vos impôts (redevance audiovisuelle, financement de l'Agence France Presse), ce que vous avez l'impression de ne pas financer a bel et bien un financement, et, à chaque fois, vous y participez. Si, pour une raison ou pour une autre, les grandes agences (AP, AFP, Reuters, UPI) cessaient de fonctionner, la majorité des journaux mettraient du jour au lendemain la clé sous la porte, à commencer par les gratuits. Je ne parle même pas des portails Internet qui disparaîtraient instantanément.
Pour revenir à ce blog, ou bien vous considérez qu'il n'a pas de valeur ajoutée et dans ce cas, l'information vaut zéro, ou bien vous estimez qu'il apporte un véritable plus et toutes les suggestions pour le rentabiliser sont les bienvenues. Je suis désolé pour ceux qui jugent que la gratuité est un modèle économique viable pour l'information, mais ils se trompent. Le temps que je prends pour faire Echecs Info, c'est autant de temps pris sur mes autres projets personnels. Maintenant, si vous trouvez que je vous fatigue avec mes jérémiades, faites-le moi savoir gentiment. Et j'arrêterai.

23 décembre 2006

Deux mois d'Echecs Info

Cela fait aujourd'hui deux mois (trois si l'on inclut mon précédent blog) que j'ai commencé l'aventure de l'actualité échiquéenne en ligne. Tout d'abord, même si cela ressemble désormais à un rituel, je remercie tous ceux qui viennent me rendre visite chaque jour, ceux qui m'ont déclaré leur soutien, ceux qui laissent des commentaires. Deux mois d'Echecs Info, cela se résume à quelques chiffres : 43.717 pages vues en 31.226 visites, effectuées par un total de 13.479 internautes. Au cours du dernier mois écoulé, qui comprenait le match Kramnik-Deep Fritz, la moyenne de pages vues par jour a flirté avec le millier (976 très précisément). Je m'attends évidemment à une chute pour les 30 prochains jours, à cause des vacances de fin d'année.
Je n'ai toujours pas le droit d'évoquer le (maigrelet) chiffre d'affaires publicitaire et, à ce sujet, je voudrais dire un mot au sujet d'un commentaire que j'ai reçu hier de la part de "Zythom". Celui-ci m'a dit : "Concernant la publicité, je n'en vois absolument aucune puisque j'utilise le filtre "Adblock" de Firefox." Je comprends la démarche de cet internaute puisque, moi aussi, je déteste la publicité. Mais il faut bien comprendre que c'est un "mal" nécessaire si l'on veut que la presse, a fortiori gratuite, existe. Je peux très bien adopter le modèle du Canard enchaîné (qui ne fait pas appel à la ressource publicitaire et vit de ses ventes), en n'ouvrant le blog qu'à des abonnés. Mais qui est prêt à payer pour avoir Echecs Info ? Et combien ? Je suis désolé d'avoir à me répéter mais le journalisme est un métier et tout travail mérite salaire. Qui d'autre écrit des articles en français sur les échecs ? Quasiment personne.
Habile transition pour vous dire que, malgré son très jeune âge, Echecs Info a été sélectionné afin de concourir pour le titre de meilleur blog d'échecs français de l'année 2006. J'en suis très reconnaissant à Olivier Coudrette, qui a pris cette initiative sur son site Echecs Mag. Il y a deux catégories dans cette élection à laquelle tous les internautes peuvent participer, les sites d'informations et les blogs. Le scrutin est ouvert jusqu'au 31 janvier 2007. Cela vaudra ce que cela vaudra mais plus il y aura de votants, plus le résultat sera représentatif de ce que pense la communauté échiquéenne francophone. Donc, votez pour qui vous voulez, mais votez !
Enfin, je souhaite à tous de joyeuses fêtes de fin d'année.

La querelle au sommet s'envenime

On savait que Vesseline Topalov et Vladimir Kramnik ne passeraient pas leurs vacances de Noël ensemble, après la querelle d'Elista. La situation ne risque pas de s'améliorer. Il y a quelques jours, une interview du Bulgare a été publiée sur le site Internet du journal espagnol ABC. Elle a été réalisée alors que Topalov se trouvait en Espagne pour son match à l'aveugle contre Judit Polgar. Le contenu de cette interview, réalisée par Federico Marin Bellon, était purement incroyable. Le numéro un mondial sortait le bazooka pour accuser son adversaire d'avoir triché et disait qu'on avait trouvé, dans les fameuses toilettes de Kramnik, "un câble de réseau caché dans le faux plafond". Lorsque le journaliste lui rétorquait que, dans les tie-breaks que le Russe a gagnés, celui-ci n'allait pas aux toilettes, Topalov ne se démontait pas et disait que Kramnik avait un appareil électronique sur lui... qui n'a évidemment pas été découvert lorsque le Russe a été passé au détecteur. Le Bulgare soupçonne le FSB (l'ex-KGB) d'avoir fourni cette logistique informatique à son adversaire et fait aussi état de pressions extérieures à Elista.
La conséquence de ces graves accusations sans preuve est tombée hier : le manager de Kramnik, Carsten Hensel, a affirmé (et on peut le croire, ce n'est pas un rigolo, lui) avoir saisi le comité d'éthique de la FIDE au sujet de cette interview, qui, si l'on se réfère au code d'éthique de la Fédération internationale, tombe sous le coup du point 2.2.11. Celui-ci dit que doit être sanctionnée "toute conduite susceptible de nuire ou de discréditer la réputation de la FIDE, ses événements, organisateurs, participants, sponsors". Le point 3.2 dit que "toute personne agissant en contravention avec ce code peut être exclue de tous les tournois de la FIDE (...) pour une période allant jusqu'à 3 ans". Berik Balgabaïev, le conseiller particulier de Kirsan Ilioumjinov, le président de la FIDE, a confirmé ce point. Carsten Hensel a quant à lui expliqué sa décision ainsi : "Je crois qu'il est impossible de pardonner un tel comportement - Topalov doit être puni."
Evidemment, les Bulgares n'ont pas attendu longtemps pour riposter. Une contre-attaque en deux phases. Première phase, classique, accuser le journaliste auteur de l'interview : sur le site Internet de Topalov, on peut trouver un petit texte disant que cette interview n'est pas authentique. J'ai donc envoyé un message à ABC afin de pouvoir contacter Federico Marin Bellon et vérifier tout ceci auprès de lui. Je vous tiendrai au courant de mes démarches. Deuxième phase de la contre-attaque bulgare : Silvio Danailov, le manager de Topalov, a rapidement répondu en réitérant les accusations autour du soi-disant câble et en disant que tout ceci n'était qu'une manoeuvre pour refuser le match-revanche réclamé par les Bulgares. Deux remarques s'imposent : 1/ si un câble de réseau a bien été trouvé pendant une inspection menée lors du match d'Elista, en la présence d'un représentant de l'équipe de Topalov, pourquoi Danailov n'en a-t-il pas parlé à ce moment là ? 2/ Le match-revanche n'ayant aucune chance d'être accepté par la FIDE par la faute de Danailov (pas de garantie bancaire, dates incompatibles avec le réglement), il est facile d'accuser les autres d'être responsables de cet état de fait. J'avais demandé à Ilioumjinov s'il n'envisageait pas de sanctionner Danailov pour son comportement inoui et il m'avait répondu par la négative. Le président de la FIDE devrait quand même y réfléchir un peu étant donné que Danailov est en train, depuis Elista, de détruire, par une campagne de calomnies sans précédent et sans preuve aucune, l'image déjà pitoyable des échecs.

21 décembre 2006

Le match Fischer-Spassky sur France Culture

C'est un poncif de l'histoire des échecs : la finale de championnat du monde qui opposa, en 1972 à Reykjavik, le Soviétique Boris Spassky, tenant du titre, à l'Américain Bobby Fischer (photo ci-contre) aurait été la prolongation sur l'échiquier de la guerre froide. Reflétant les raccourcis journalistiques de l'époque, le début du documentaire radio d'Emmanuel Chicon et Christine Robert, diffusé demain vendredi 22 décembre à 9 heures sur France Culture dans « La fabrique de l'histoire », n'échappe pas au cliché. Il s'agit pourtant d'un contresens. Politiquement, 1972 constitue plutôt un important jalon de la détente avec la rencontre Brejnev-Nixon et la signature d'un traité sur la limitation des armements stratégiques. De plus, sur le plan des personnalités, rien ne vient confirmer l'idée reçue selon laquelle Spassky représentait l'URSS et Fischer les Etats-Unis et, à travers la bannière étoilée, le monde libre. Le premier nommé n'a jamais été communiste et il a toujours eu - dans les limites strictes de l'ère soviétique - un certain franc-parler. A la suite du match, il fut même puni par Moscou pour son attitude « arrogante ». Le second n'a jamais fait preuve de patriotisme (il vomit aujourd'hui les Etats-Unis et n'y remettra sans doute jamais les pieds). Seule sa carrière compte. En 1972, tous deux ne veulent qu'une chose : jouer ce match.
La suite de ce passionnant documentaire tourne le dos, à juste titre, à ce trop facile calque du diplomatique sur l'échiquéen. Tous les témoignages recueillis (Arthur Agopian, Iossif Dorfman, Aldo Haïk, Christophe Gueneau et Jean-Luc Seret), qui nous font plonger (ou replonger pour les plus âgés) dans l'atmosphère si particulière qui a entouré ce match, convergent vers un seul point : Reykjavik fut non pas une guerre idéologique en réduction mais une guerre psychologique intense entre deux egos. Animé d'une volonté de fer, Fischer voulait battre les Soviétiques, non pas parce qu'ils étaient communistes, mais parce qu'il les accusait d'étouffer le monde des échecs, parce qu'il n'était, lui, soutenu par aucun régime, et que, contrairement à eux, il ne vivait que de ses gains. Et surtout parce que devenir champion du monde était le but de sa vie. Après sa victoire éclatante contre Spassky, Fischer, à 29 ans, disparut des échiquiers, écrivant le coup le plus marquant de sa propre légende. On pourra éventuellement regretter que certaines célèbres anecdotes n'aient pas été citées mais la ligne principale du documentaire est cohérente et je vous invite à l'écouter.

20 décembre 2006

Echecs et médias

Vous me permettrez, aujourd'hui, une note moins liée à l'actualité que de coutume. Quoique. Dans les prochaines heures, le site DiagonaleTV.com de Stéphane Laborde, qui commercialise de la vidéo à la demande dans le domaine des échecs, mettra en ligne un débat filmé accueillant Joanna Pomian, la secrétaire générale de la Fédération française des échecs (FFE), et moi-même, le tout arbitré par Stéphane Laborde. Le thème : échecs et médias, ou plutôt pourquoi la médiatisation de la discipline est-elle si faible et, pis encore, en recul. Ce désamour, en France, entre les grands canaux d'information classiques (télévision, radio, presse généraliste) et les échecs est apparu au grand jour lors du dernier championnat du monde entre Vladimir Kramnik et Vesseline Topalov, cet automne. Et ce bien qu'il s'agisse du match de réunification tant attendu depuis des années ! Alors que des journaux comme Le Monde ou Libération, une agence de presse comme l'AFP ou bien une radio comme France Info, suivaient auparavant avec régularité ce genre d'événement majeur, on a eu l'impression, à l'occasion de la confrontation d'Elista, que les échecs n'intéressaient plus personne dans l'Hexagone. Autre remarque : il est symptomatique de voir que le seul quotidien sportif français, L'Equipe, ne considère toujours pas les échecs comme un sport.
Le débat sur DiagonaleTV a clairement fait ressortir plusieurs causes à cela. Tout d'abord, le fait que le public échiquéen est mal cerné et que le petit monde des amateurs est loin d'avoir atteint une taille critique. Ensuite, le fait que la France, malgré quelques étincelles en championnat d'Europe des clubs et une bonne place dans le Top 100 mondial, n'ait pas de rendez-vous majeur au calendrier (sauf, peut-être, le circuit corse), à la différence de pays comme l'Allemagne ou l'Espagne où le sport est mieux implanté, y compris dans les médias (voir par exemple le nombre d'articles sur les échecs dans le quotidien sportif espagnol Marca). Il y aussi, autre facteur majeur, un problème d'éducation : alors que les qualités pédagogiques du jeu sont connues et identifiées depuis longtemps, l'exemple corse d'implantation des échecs dans les écoles primaires n'a pas été étendu. J'aimerais ajouter une autre cause, qui n'a pas été évoquée durant l'émission : l'image médiocre du jeu, les clichés qui lui collent à la peau. Le scandale d'Elista n'a pas dû améliorer les choses et, pour beaucoup, les échecs s'apparentent à un jeu mathématique compliqué réservé, au mieux, à une élite masculine intellectuelle, au pire à des paranoïaques associaux. L'image des échecs auprès du public féminin ne me semble vraiment pas terrible.
Tout cela mis bout à bout fait que, dans un monde médiatique où le flux d'informations va croissant, où les contraintes d'audience sont accentuées, où les politiques de communication sont de plus en plus efficaces auprès de certains journalistes, les choix des rédactions en chef sont de plus en plus draconiens. Pour toutes ces raisons, bonnes ou mauvaises, les échecs connaissent un creux dans les médias traditionnels : ils ne savent (ou ne peuvent) pas susciter un minimum de curiosité positive à leur égard. Bien des journaux se laissent en effet entraîner par le courant principal de l'info (auquel n'appartiennent pas les échecs). Corollaire : se ressemblant tous, ils finissent par lasser leurs lecteurs, qui leur préfèrent, malgré tous ses défauts et son manque de professionnalisme, le média en apparence plus diversifié et plus proche qu'est Internet. Tout le problème, qui dépasse largement le cadre du débat que j'ai eu avec Joanna Pomian et Stéphane Laborde, c'est que le Web n'est pas assez mûr pour financer du journalisme échiquéen. Même si les sites de jeu en ligne ont passé un cap en devenant quasiment tous payants à 100 %, même si, pour la première fois, les internautes ont déboursé quelques euros pour suivre le championnat du monde, le chiffre d'affaires afférent aux échecs reste encore faible. Il suffit que je consulte les recettes publicitaires de ce blog pour m'en convaincre... La grande question est donc la suivante : les échecs sont-ils capables de sortir de leur marché de niche où ils végètent à l'écart des grands médias ? Si la réponse est oui, la discipline aura de réelles chances d'exprimer tout son potentiel. Si la réponse est non, les échecs vivoteront dans leur ghetto.

18 décembre 2006

Evgueni Alexeïev, champion de Russie 2006

Le champion de Russie 2006 n'est sûrement pas le plus connu des (nombreux) joueurs de ce pays. Il ne s'agit pas d'un vieux briscard. Ce n'était pas non plus le favori de la superfinale qui s'est terminée le 15 décembre car on attendait plutôt Peter Svidler ou Sergueï Roublevski, le champion 2005. A l'arrivée, c'est donc le 19e joueur sur le classement de la liste russe (et le 75e mondial), Evgueni Alexeïev (photo ci-contre), qui s'est imposé sur le fil, en rattrapant celui qui avait fait presque toute la course en tête, Dimitri Yakovenko, et en le battant lors des tie-breaks en deux parties rapides (15 minutes pour toute la partie + 10 secondes par coup).
Alexeïev, dont c'est le succès le plus remarquable, est un joueur pétersbourgeois de 21 ans. Lors de cette superfinale, il a accompli un quasi sans-faute, si l'on excepte une défaite contre Roublevski. Pour le reste, il a sagement annulé contre les joueurs en forme et a pris les poins contre ceux qui l'étaient moins, jouant non pas de manière agressive mais profitant des moindres erreurs de ses adversaires. Cette stratégie a aussi porté ses fruits au cours du tie-break qui l'a opposé à Yakovenko, lequel avait aussi totalisé 7,5 points sur 11. Après une nulle émaillée d'imprécisions dans le premier des deux blitz, Alexeïev s'est retrouvé à mener une partie espagnole avec les Blancs. Après le 29e coup noir, on arriva à la position du diagramme ci-contre. Les Noirs, qui ont un pion de moins, attaquent la tour d3 et le pion f5 avec leur fou, sans oublier le pion a4. Mais c'est sans compter sur la force du cavalier blanc. Ici, Alexeïev joua 30. Ce5 !, menaçant une fourchette terrible en f7. Le pion, cloué sur la dame, ne peut prendre. Les Noirs répondirent par 30... Df6. Après 31. Cxc4, Yakovenko joua 31... bxc4 (et non pas le tentant 31...Fxd3 car suit 32. Dxd3 bxc4 33. Dxc4 et si les Noirs mangent un pion blanc en b2 ou en f5, leur pion blanc a5 tombe, ce qui ouvre une voie royale au pion a de leur adversaire). Les Noirs ne récupérèrent donc pas la qualité et, après 32. Td2 Fxf5 33. Df4 Fe6, Alexeïev échangea les dames avant de profiter de sa supériorité matérielle et du mauvais placement du fou f8 pour manger en toute impunité un pion, puis deux. Ce qui était suffisant pour contraindre Yakovenko à l'abandon.

15 décembre 2006

Les échecs et le grand bazar

Cela en deviendrait comique si cela n'était pas pitoyable. Après les différentes interviews d'Ilioumjinov assurant que le championnat du monde de Mexico se déroulerait comme prévu, avec la présence du tenant du titre Vladimir Kramnik, après le démenti partiel à cette information que j'ai apporté hier en prouvant que les négociations entre Kramnik et la FIDE étaient loin d'être achevées, voici que Vesseline Topalov et son manager Silvio Danailov refont à nouveau parler d'eux. Ce dernier a envoyé une lettre à la FIDE, demandant un match contre Kramnik, comme tout joueur à plus de 2700 points Elo est en droit de le faire, à condition d'apporter l'argent. L'idée consisterait à faire jouer ce match en Bulgarie (soit à domicile pour Topalov), sous les conditions financières suivantes : 1 million de dollars pour Kramnik, 500 000 dollars pour Topalov et 300 000 dollars (soit 20 % de la somme allouée aux joueurs) pour la FIDE. Tout cela est conforme au texte de la Fédération.
Le nombre de parties n'est pas précisé mais je suppose qu'il est de 12. Les dates prévues sont du 12 au 30 avril. Et c'est là que le bât blesse. Le réglement de la FIDE prévoit qu'un tel match doit se terminer au moins 6 mois avant le début du championnat du monde. Comme je l'avais écrit dans mon précédent blog, cela implique qu'un éventuel défi de Topalov à Kramnik commence le 23 février 2007 pour s'achever le 12 mars suivant. Même si Danailov se dit prêt à avancer le match en mars, cela ne collera pas. D'autant moins que Topalov doit jouer le grand tournoi de Morelia-Linares qui se déroule du 16 février au 2 mars... En plus de cela, le Bulgare et Kramnik sont inscrits, en janvier au tournoi Corus de Wijk-aan-Zee. Aucun des deux n'aurait le temps matériel de se préparer sérieusement pour un match au sommet. Enfin, avant toute chose, il faut être sûr que l'argent sera déposé sur le compte de la Fédération internationale. Même si Danailov affirme se placer sous le patronage du président de la Bulgarie, rien ne prouve qu'il a, comme l'exige la FIDE, donné les garanties bancaires nécessaires en même temps qu'il lançait son défi.

14 décembre 2006

Kramnik jouera-t-il Mexico ?

Ce matin, le site Internet de ChessBase, se faisant l'écho d'une interview de Kirsan Ilioumjinov, le président de la FIDE, menée par le site russe ChessPro, assure que Vladimir Kramnik a donné son accord pour disputer, à l'automne 2007, un championnat du monde à Mexico, non sous la traditionnelle forme d'un match d'homme à homme, mais sous celle d'un tournoi avec quelques-uns des meilleurs joueurs de la planète (Vesseline Topalov excepté). Cette information ne fait que confirmer ce qu'Ilioumjinov avait déjà déclaré à Echecs Info, dans une récente interview, où le président kalmouk répétait à l'envi "C'est signé !"
Info ou intox ? J'avais pour ma part émis quelques doutes sur cette belle assurance, promettant à mes lecteurs de tâcher d'en savoir plus. J'ai donc, pour Le Monde et pour Echecs Info, demandé une interview du principal intéressé, c'est-à-dire Vladimir Kramnik, auprès de son manager, Carsten Hensel. Malheureusement, comme me l'a fait savoir ce dernier par courrier électronique, "après son match contre Deep Fritz à Bonn, auquel assistaient plus de 200 journalistes, Vlad a décidé de se reposer pour de bon, étant donné qu'il a été en permanence sous les feux médiatiques au cours des derniers mois. Il m'a clairement dit qu'il n'était pas prêt pour une quelconque activité publique avant le tournoi de Wijk-aan-Zee (qui se jouera en janvier 2007, NDLR), y compris pour des interviews exclusives." Après ce refus poli, Carsten Hensel a ajouté que cela n'aurait de toute façon pas été le bon moment pour répondre aux questions qui accompagnaient ma demande (à savoir : "Vladimir Kramnik a-t-il signé pour jouer à Mexico ? Si non, a-t-il l'intention de le faire et pourquoi ?"), puisque, je cite le manager du champion du monde, il allait y avoir "plusieurs conversations avec la FIDE au cours des semaines à venir". J'en conclus donc que, contrairement à ce que ressasse Ilioumjinov, rien n'est réglé pour Mexico et que Kramnik se livre actuellement avec la FIDE à un bras de fer à ce sujet. Finalement, le président de la FIDE avait bien raison de me dire qu'il ne considérait pas le processus de réunification comme achevé, car il ne l'est pas. Maintenant qu'il a battu Topalov, poulain de la FIDE et numéro un mondial au classement Elo, Kramnik est en position de dire qu'il veut défendre son titre dans un match (comme le souhaitent 90% des amateurs et probablement 100% des médias) et non dans un tournoi. Le risque d'une nouvelle scission des échecs ne peut donc être écarté.

13 décembre 2006

Kasparov sous la pression du Kremlin

Même si l'information n'a guère de rapport avec l'actualité des échecs, je tiens tout de même à signaler que Garry Kasparov, ancien champion du monde et ancien numéro un mondial, semble être entré dans la ligne de mire du Kremlin. Désormais engagé en politique, Kasparov tente de fédérer les opposants à l'actuel président russe, Vladimir Poutine, et, mardi 12 décembre, les bureaux de son mouvement, le Front citoyen uni, ont subi une perquisition. Selon la porte-parole de l'ancien joueur, Marina Litvinovitch, dont les propos sont rapportés par l'AFP, "quinze agents du FSB (l'ex KGB, NDLR) et du Roubop (direction de la lutte contre le crime organisé, NDLR)" ont mené cette perquisition parce qu'ils soupçonnaient que le mouvement était impliqué dans des activités extrémistes. Cette action policière pourrait faire figure de manoeuvre d'intimidation alors que se prépare, pour samedi, une manifestation baptisée "Marche de ceux qui ne sont pas d'accord". Elle a pour but de dénoncer les changements à la législation électorale, qui réduisent la marge de manoeuvre de l'opposition alors que s'approche l'élection présidentielle de 2008 (à laquelle Poutine ne pourra se représenter).
Cette perquisition intervient dans un double contexte. Le premier, général, de renforcement du contrôle tout azimut (politique, économique et financier) de la Russie par le Kremlin. Le second, plus particulier, de l'empoisonnement de l'ancien espion du FSB, Alexandre Litvinenko. Garry Kasparov a livré un commentaire à AP Television News au sujet de la perquisition : "Cela est un message important, a-t-il déclaré, non seulement pour les gens en Russie, mais aussi pour le reste du monde, où l'on peut voir comment les nouvelles lois, qui sont supposées combattre l'extrémisme, sont utilisées contre l'opposition politique." Il a ajouté qu'il voyait son combat pour davantage de libertés politiques en Russie comme une mission-clé personnelle.

11 décembre 2006

Topalov domine Polgar à l'aveugle

C'est le genre de performance qui fascine. Un spectacle qui, à défaut d'apporter beaucoup à la théorie des échecs, donne à la discipline l'écho médiatique qui lui manque cruellement. Sur la photo ci-contre, vous avez, à gauche, le numéro un mondial, le Bulgare Vesseline Topalov et, à droite, la meilleure joueuse du monde, la Hongroise Judit Polgar. S'ils se tiennent la tête à deux mains, ce n'est pas parce qu'une épidémie de migraine s'est abattue, à la fin de la semaine dernière, sur le musée Guggenheim de Bilbao où ils se rencontraient, mais simplement parce qu'ils ont besoin de se concentrer plus que de coutume. L'échiquier qui les sépare n'a pas de pièces, ils jouent à l'aveugle. Quoi qu'on pense de ce genre d'exhibition, il est évident que le public n'a pu qu'apprécier le tour de force.
C'était donc un mini-match en trois jours et en six parties rapides (25 minutes pour toute la partie + 10 secondes par coup) et si Topalov avait été malmené par sa consoeur à Hoogeven (Pays-Bas) il y a quelques semaines, il n'a jamais été en danger en Espagne. Il y eut de l'action avec 6 siciliennes en 6 rencontres et le Bulgare a dominé les 5 premières (2 victoires et 3 nulles où il a toujours été mieux). Ne pouvant plus être rejoint, il s'est sans doute relâché un peu dans la dernière (avec les Noirs) et Polgar a sauvé l'honneur et réduit l'écart (3,5 points à 2,5, score final). Vous pouvez voir, sur le diagramme ci-contre la position finale de l'ultime partie. Les Blancs viennent de répondre à un échec en jouant 51. Re4 et, même si le matériel est égal, Topalov a abandonné car, comme on peut l'apprendre dans les manuels de finale, le pion passé et la position particulière du roi noir et de la tour blanche donnent un avantage décisif aux Blancs. En effet, si l'on joue l'évident 51... Th5, pour arrêter le pion, les Blancs répondent par 52. h7 et sur 52... Txh7 53. Ta7 + gagne la tour que le roi ne peut défendre. Si, au lieu de 51... Th5, les Noirs déplacent leur roi, leur adversaire se contente de pousser en h7 sans se poser trop de questions. Une victoire convaincante de Polgar, mais une victoire trop tardive pour renverser le cours des choses.

08 décembre 2006

La FIDE veut retrouver un cycle pérenne pour le championnat du monde

La Fédération internationale des échecs (FIDE) vient de publier sur son site Internet ses propositions pour réformer le cycle du championnat du monde. Le schéma directeur est relativement simple et je cite le communiqué de la FIDE : "Les années impaires (en novembre-décembre), organiser une Coupe du monde avec 128 joueurs, dont le vainqueur jouera un match en 12-16 parties contre le champion du monde, les années paires." Un des intérêts avancés par la Fédération est d'avoir, chaque automne (et j'imagine dès 2007), un gros rendez-vous échiquéen.
Pourquoi pas ? Mais le succès de ce projet dépendra avant tout de la formule retenue pour la Coupe du monde qualificative et de son adoption, ou non, par les très forts grands maîtres. Le bon côté du projet réside en l'abandon de la formule avec un seul tableau de 128 joueurs, qui transformait la compétition en roulette russe, bon nombre de confrontations se décidant en blitz. En effet, la FIDE propose désormais que les 128 participants soient divisés en 16 groupes de 8 joueurs, chaque groupe ayant une tête de série en fonction du classement Elo mondial. En admettant que les 128 meilleurs joueurs du monde se présentent (à l'exception du champion du monde évidemment), le groupe 1 serait ainsi composé : le numéro 1 mondial rencontrerait le 32, le 33, le 64, le 65, le 96, le 97 et le 128. Le groupe 2 verrait le numéro 2 mondial affronter le 31, le 34, le 63, le 66, le 95, le 98 et le 127. Et ainsi de suite jusqu'au groupe 16 ou le numéro 16 mondial jouerait contre le 17, le 48, le 49, le 80, le 81, le 112 et le 113. Les joueurs du Top 10 bénéficieraient ainsi d'une petite prime au départ, mais sans doute pas aussi conséquente que lors des tournois zonaux d'antan.
Bien des défauts de la formule précédente ayant été levés avec ce principe de poules, le texte de la FIDE souligne que les très forts grands maîtres auraient "des difficultés à expliquer la raison de leur non-participation"... Ce que je trouve également intéressant, c'est que les moins forts auront la possibilité de disputer au minimum 7 parties (et non 2 pour la formule par élimination directe). Une fois achevé ce tour de poules, les 16 premiers de chaque groupe seraient répartis en deux nouveaux groupes de 8 (en fonction du classement Elo) dont les deux vainqueurs s'affronteraient lors d'un mini-match en 4 parties (avec tie-breaks possibles). Le tout, avec les jours de repos, durerait près de quatre semaines.
Je discerne quelques zones d'ombre dans cette proposition qui, fait nouveau, tient tout de même compte des critiques émises par les joueurs et les médias depuis des années. Tout d'abord, nulle mention n'est faite des conditions financières de la compétition, ce qui, dans un monde de mercenaires, constitue un facteur de première grandeur. Ensuite, le nombre de 128 me paraît assez restreint et garantit, si l'on prend en compte le classement Elo actuel, l'absence de tout joueur africain, océanien ou moyen-oriental, et une sur-représentation de l'Europe. A moins que... A moins que des quotas par continent soient appliqués, comme l'a expliqué Kirsan Ilioumjinov à Damir Levacic. Le président de la FIDE se réserverait aussi le droit d'envoyer des invitations (des "wild cards" dirait-on au tennis) à certains joueurs comme le champion du monde juniors, par exemple.
Cela a meilleure mine que l'actuel bazar mais, au risque de me répéter, cela ne règle rien pour le championnat du monde 2007 de Mexico auquel soit le numéro un mondial soit l'actuel champion du monde ne participera pas...

07 décembre 2006

Joël Lautier dément abandonner les échecs

On a pu lire çà et là que le numéro deux français, Joël Lautier (photo ci-contre), mettait un terme définitif à sa carrière. L'information n'est pas complètement exacte, comme me l'a confirmé Joël au téléphone. Il est juste de dire que l'ancien champion du monde junior a quitté Paris pour s'installer à Moscou fin octobre, d'où il envoie au Monde sa chronique hebdomadaire. "Je m'occupe, m'a-t-il dit, du développement international pour Strategica, la première société russe dans le domaine du consulting en stratégie. La société a beaucoup de clients russes et s'intéresse maintenant au marché extérieur et aux sociétés étrangères qui veulent investir en Russie." Joël Lautier a su convaincre un des responsables de Strategica qu'avec son "bagage de grand maître, il était possible de mettre en pratique dans le business la vision stratégique du joueur d'échecs et la méthodologie de prise de décision."
Joël Lautier va donc mettre sa carrière de joueur d'échecs "entre parenthèses" sans l'arrêter complètement : "Dans la mesure du possible, je compte jouer une ou deux compétitions par an, pas plus. Pour la saison à venir, je jouerai le Top 16 en France avec le Chess XV. C'est une reconversion mais les échecs m'intéressent toujours. Je n'arrête pas mon travail avec la Fédération française des échecs, dont je suis toujours vice-président, chargé des questions internationales. Je continuerai de m'occuper des relations avec la FIDE et les fédérations étrangères." Et, bien sûr, il poursuivra sa chronique dans les colonnes du Monde. Il est amusant de noter qu'au moment où Vladimir Kramnik passe beaucoup de temps à Paris, en raison de son idylle avec une de mes consoeurs du Figaro, son ami et ancien secondant quitte la capitale française pour Moscou. "Nous en avons parlé ensemble, raconte Joël, et nous nous sommes dit que nous avions fait un petit roque !"

Post-scriptum : hier, le site a battu tous ses (jeunes) records de fréquentation, à l'occasion de la fin du match Kramnik-Deep Fritz, avec 1 870 pages vues. Pour la première fois, la barre des 1 000 visiteurs a été franchie, avec 1 276 personnes distinctes qui se sont connectées dans la journée du 6 décembre. Merci pour votre fidélité.

La mort de David Bronstein

Le grand-maître d’échecs russe David Bronstein est mort, mardi 5 décembre à Minsk (Biélorussie), à l’âge de 82 ans. Chauve, les yeux abrités derrière de grosses lunettes, le visage expressif, David Bronstein était l’antithèse de son compatriote et plus grand adversaire, le champion du monde Mikhaïl Botvinnik, dont il fut le challenger en 1951, à Moscou. Botvinnik était le prototype de l’Homo sovieticus rêvé par Staline : russe, ingénieur et auteur d’une thèse de doctorat en électricité, austère partisan d’une approche scientifique des échecs, technicien hors pair. A l’inverse, Bronstein, né à Bila Tserkva, près de Kiev, le 19 février 1924, remettait du romantisme et de la vie dans le jeu, spécialiste de brillants sacrifices, tentant des coups surprenants qui déstabilisaient ses adversaires. Il donna notamment ses lettres de noblesse à la défense est-indienne, alors considérée comme une ouverture de deuxième catégorie, et qui fut ensuite adoptée par les attaquants Bobby Fischer et Garry Kasparov.
David Bronstein décrocha le titre de maître soviétique à 16 ans et, après la Deuxième Guerre mondiale, progressa rapidement vers le premier plan échiquéen. Il devint évident, lorsqu’il remporta en 1948 et 1949 le championnat d’URSS, qu’il serait un sérieux candidat pour le titre mondial. Son match en 24 parties contre Botvinnik, en 1951, certes truffé d’erreurs de part et d’autre, fut une magnifique bagarre. Mené d’un point à deux parties de la fin, Botvinnik réussit à refaire son handicap dans la 23e partie, grâce à sa technique sans faille, et la confrontation se termina par un match nul, 12 points partout. Le réglement prévoyait qu’en cas d’égalité le champion du monde conserve son titre. Bronstein n’eut pas de seconde chance, comme s’il ne s’était pas remis de ce match au cours duquel, reconnut-il par la suite, il fut soumis à « une forte pression psychologique », sans doute parce que son père avait connu le goulag mais surtout parce que Botvinnik était chéri par le système soviétique.
Auteur d’un des plus célèbres ouvrages sur les échecs, L’Art du combat aux échecs (Payot), dans lequel il analyse l’interzonal de Zurich 1953 non pas tant en débitant des variantes compliquées qu’en expliquant les idées cachées derrière les coups, en mettant le lecteur dans la tête d’un grand maître, Bronstein continua à gagner des tournois mais sans plus jamais flirter avec les sommets. Il se fit une nouvelle fois remarquer des autorités soviétiques en 1976 en refusant de condamner publiquement Viktor Kortchnoï après que celui-ci eut demandé l’asile politique aux Pays-Bas. Par mesure de rétorsion, Moscou lui interdit d’aller jouer à l’Ouest pendant longtemps.
David Bronstein, au cours des dernières années de son activité, avait souvent participé à des matches contre les ordinateurs, faisant preuve, malgré son âge avancé, d’une imagination intacte et d’une absence totale de complexe vis-à-vis de la machine. Par un hasard du calendrier, il est mort le jour même où, à Bonn, le champion du monde Vladimir Kramnik subissait une cuisante défaite (4 points à 2) face au logiciel Deep Fritz.

06 décembre 2006

Partie 6 : le triomphe du silicium

Il n'y a pas eu de miracle, mardi 5 décembre à Bonn, et la 6e et dernière partie du match opposant le champion du monde d'échecs Vladimir Kramnik au logiciel Deep Fritz a même tourné au triomphe de ce dernier. Avec les Blancs, le programme de la société allemande ChessBase a remporté une victoire nette et sans bavure, c'est-à-dire sans gaffe affreuse de son adversaire. Kramnik, en jouant une défense sicilienne, avait crânement tenté sa chance, montrant par ce choix qu'il ne se résignait pas et voulait une victoire. Simplement, le Russe n'avait visiblement pas les moyens de ses ambitions chevaleresques.
Les deux camps avaient choisi le petit roque et les objectifs de chacun semblaient assez clairs : Fritz visait directement le roi ennemi tandis que Kramnik voulait percer de l'autre côté, à l'aile dame. Après le 17e coup des Blancs, Ff4 (voir diagramme ci-contre), on crut que le moment était venu pour le joueur russe de passer à l'offensive avec c4, obligeant le fou blanc à se décaler en a4 et permettant aux Blancs de gagner le pion b2. Bien sûr, le logiciel ne pouvait avoir permis cette combinaison aussi simple. Sur c4, les Blancs ripostent par 18. e5 ! La meilleure réponse des Noirs est 18... dxe5 (18... cxb3 se heurte à 19. exf6 Fxf6 20. Th3 ! Rg8 21. Dh5 h6 22. Fxh6 ! g6 (car gxh6 mène à la catastrophe rapide) 23. Df3 Fg7 24. Fxg7 Rxg7 25. Ce4 De7 26. axb3 et les Blancs ont un pion de plus) suivi de 19. Fxf5 Db7 (et non 19... Fd6 20. Dxf6 !! car la dame est taboue étant donné que gxf6 21. Fxf6 mat) et après 20. Ce4 les possibilités tactiques des Blancs augmentent encore. Par prudence, Kramnik n'a donc pas tenté 17... c4 qui risquait de le mener très vite dans une situation difficile.
Il n'était pas tiré d'affaire pour autant, loin de là, surtout après qu'il eut affaibli son roque par g6. Toute la difficulté pour le champion du monde consistait à coordonner ses pièces tandis que quasiment toutes celles de Fritz lorgnaient vers son roque. Lorsque la bécane put avancer son pion e en e5, les Noirs le prirent et les Blancs reprirent avec la tour, donnant la position du diagramme ci-contre. En fait, les Noirs ne peuvent gagner la qualité car sur 26... Fxe5 suit 27. Dxe5+ f6 28. Txh7+ ! Rxh7 29. Dh5 (le pion g est cloué) Rg8 (ou Ch6) 30. Dxg6+ Rh8 31. Dh7 mat). Kramnik ne tomba pas dans le panneau et joua Cf6. Mais cela ne faisait pas tellement avancer ses affaires surtout qu'en face, le bestiau s'en allait profiter de la faiblesse du pion a4 en jouant 27. Dh4.

La suite fut une torture d'une vingtaine de coups. Après avoir gagné le pion a4, le logiciel commença à avancer sa majorité de pions à l'aile-dame, en y concentrant toutes ses pièces. En face, Kramnik, sur le reculoir et avec un cavalier égaré en f8, ne put qu'assister à son propre étouffement et jeta l'éponge après le 47e coup des Blancs, dans la position du diagramme ci-contre. Les pièces de la machine sont infiltrées dans le camp noir et leur pion a va y entrer comme dans du beurre. Deep Fritz gagne donc le match par 4 points à 2 et l'humain n'a pas remporté la moindre partie. Non pas que ce fût impossible (voir la première confrontation), mais il n'a pas eu assez de lucidité pour saisir les rares opportunités. D'où la nécessité ou bien d'avoir plus de temps de réflexion car c'est le plus important facteur limitant pour l'humain, ou bien de se préparer pendant des mois contre le logiciel, afin de mieux comprendre ses ressorts, ses forces et ses faiblesses.
L'avenir des échecs n'est pas remis en cause par ce résultat. Pour deux raisons simples. La première est que les logiciels ne sont pas près de "résoudre" les échecs, comme disent les théoriciens, c'est-à-dire d'analyser toutes les possibilités qu'offre le jeu. Si l'on considère comme juste l'estimation qu'il existe 10120 possibilités et si l'on imagine un ordinateur surpuissant, à côté duquel Deep Blue ferait figure de calculette, analysant un milliard de milliards de milliards de positions par seconde, il faudrait, selon un calcul rapide, trois cent mille milliards de milliards de milliards de milliards de milliards de milliards de milliards de milliards de milliards d'années pour en venir à bout. Evidemment, à supposer que la Terre survive à la mort du Soleil dans environ 5 milliards d'années, que l'ordinateur n'ait pas de panne, qu'il ait une source d'énergie garantie pour toute la durée de son calcul, je doute cependant qu'un quelconque homme soit là pour regarder le résultat et savoir si les Blancs jouent leur premier coup et gagnent, si les Noirs peuvent annuler ou si, subtilissime beauté du jeu, les Blancs sont en zugzwang dès le début de la partie et le fait de devoir jouer le premier coup signe leur perte... Le deuxième argument pour rassurer les amoureux du jeu d'échecs après cette déprimante défaite de Kramnik est encore plus simple que le premier. S'ils aiment les échecs, ils n'ont qu'à jouer. Entre eux. Même si les machines semblent de plus en plus prouver qu'elles sont plus fortes que nous, elles ne tirent aucun plaisir de cette performance car, d'une part, elles ignorent ce qu'est le plaisir, et, d'autre part, elles ne savent même pas qu'elles jouent aux échecs...

Flash : Deep Fritz gagne la dernière partie et le match

On ne pourra pas dire que Vladimir Kramnik s'est dégonflé hier, lors de la sixième et dernière partie de son match contre le logiciel Deep Fritz. En osant jouer une sicilienne (variante Najdorf) contre le e4 de la machine, le Russe lançait un message clair : il allait essayer, avec les pièces noires, d'obtenir sa première (et seule) victoire de la confrontation, il voulait faire match nul. Après avoir rapidement égalisé en obtenant un centre de pions assez sympathique, Kramnik a malheureusement gâché ses chances par quelques imprécisions. A l'arrivée, Deep Fritz parvint à conjuguer des menaces sur le roque noir et le gain d'un pion de l'autre côté. Avec 3 pions contre 1 à l'aile-dame, le programme n'a plus eu qu'à faire avancer son rouleau compresseur sans que le champion du monde ait quelque chance de contre-jeu. Grâce à la victoire de son logiciel par 4 points à 2, la société ChessBase se paye une magnifique publicité. Je regrette que la réponse à ma question initiale (l'humain arrivera-t-il à gagner une seule partie ?) soit "non". Une fois de plus, le match n'a pas eu un intérêt échiquéen majeur mais, sur le plan conceptuel, il a confirmé un point important : face aux machines, la recherche doit être extrêmement poussée dans les ouvertures et la préparation psychologique (et physique) intensifiée. Ceci pour éviter des bourdes du genre mat en un et pour que la fatigue n'empêche pas l'homme de rater des subtilités stratégiques qui, seules, peuvent faire la différence. Malgré une journée très chargée, je pense pouvoir mettre en ligne une analyse de la partie d'ici la fin de l'après-midi.

04 décembre 2006

Interview express : Kirsan Ilioumjinov

Kirsan Ilioumjinov, le président de la Fédération internationale des échecs (FIDE), était à Bonn, le 24 novembre, pour la présentation du match Kramnik-Deep Fritz. Il se trouve que le président du club de Cannes, Damir Levacic, était aussi présent pour l'occasion. J'ai donc confié à Damir la délicate tâche d'interviewer Ilioumjinov de ma part, à l'aide d'une liste de questions que je lui avais transmise. Comme je savais que le temps serait compté, ces questions étaient toutes axées sur les problèmes que suscite la formule du championnat du monde 2007 de Mexico (lire une synthèse ici). Malheureusement, cela a été encore plus rapide que prévu : Damir n'a eu droit qu'à 5 minutes, ce qui justifie le titre d'interview express...

Vladimir Kramnik n'a jamais caché qu'il considérait que le titre mondial devait se jouer sur un match entre deux personnes et non pas sur un tournoi : comment espérez-vous le convaincre de jouer à Mexico ?
Moi aussi je préfère le combat final homme contre homme, comme jadis. Mais un contrat est signé et on doit finir le cycle de réunification.
Si Kramnik refuse la formule de Mexico et demande que ce tournoi désigne plutôt son futur challenger, que se passera-t-il ?
Il n'y aura pas de discussion : c'est signé. Un contrat signé doit être honoré.
Comment jugez-vous l'attitude de M. Danailov, le manager de Vesseline Topalov, pendant le championnat du monde d'Elista ? La commission d'éthique de la FIDE ne devrait-elle pas se pencher sur son comportement ?
Je ne veux pas regarder le passé, seulement l'avenir et construire un beau futur : les nouvelles perspectives, le nouveau cycle du championnat du monde, le potentiel de nouveaux partenariats, la popularisation des échecs. Je me refuse à juger telle ou telle attitude. Il faut tourner la page et mettre toutes ces intrigues de côté. La commission d'éthique ne sera pas saisie.
Une demande de match revanche a été évoquée par M. Danailov, ce qu'autorise le réglement de la FIDE. Ne devrait-il pas y avoir un délai minimum entre la fin d'un championnat du monde et un défi lancé au tenant du titre ?
Oui, un délai raisonnable serait six mois mais ce n'est pas à l'ordre du jour car aucune lettre officielle n'est parvenue de la part de Vesseline Topalov.
Mexico ne prévoit pas la participation de Topalov, qui est tout de même numéro un mondial et vice-champion du monde. Comment justifiez-vous cela ?
C'est vrai. C'est à mon avis le point faible du réglement pour Mexico. Mais Vesseline Topalov était champion du monde au moment de l'édification de ce réglement (NDLR : il était donc inclus à la compétition à ce moment-là). Vous savez, le processus de réunification est complexe et semé d'obstacles. Il s'agit de tout régler minutieusement et ce n'est pas toujours facile. Pour Mexico, tout est bouclé : la dotation est déjà versée sur le compte de la FIDE et ce pays, qui connaît un grand boom échiquéen, organisera cette compétition avec beaucoup d'enthousiasme et de qualité.


Je remercie Damir Levacic
d'avoir été ma voix et mon oreille à Bonn. Même si l'interview est courte, quelques points intéressants me font me poser des questions. Tout d'abord, je ne sais pas si, quand Ilioumjinov dit "C'est signé", il fait référence à un contrat qu'aurait signé Kramnik pour jouer Mexico sous ce format ou s'il s'agit juste du contrat entre la FIDE et les organisateurs. J'en demanderai confirmation rapidement. Cependant, il me semble que le président de la FIDE, lorsqu'il explique que la réunification n'est pas terminée et que le processus s'achèvera après Mexico, fait peu de cas d'un éventuel boycott de Kramnik. Le Russe (avec lequel est d'accord l'immense majorité des joueurs d'échecs) a toujours dit qu'une finale de championnat du monde devait être un match entre deux hommes. Or, il est en position de force aujourd'hui, après sa victoire contre Topalov, et un refus de sa part de jouer Mexico équivaudrait à une nouvelle et désastreuse scission des échecs. J'ai fait demander à Ilioumjinov s'il n'était pas possible d'envisager de transformer Mexico en finale des candidats, en mettant Topalov à la place actuellement réservée à Kramnik, et s'il n'était pas judicieux, pour dédommager les Mexicains du manque à gagner (en terme d'image) induit par le changement de statut de la compétition, de leur promettre de faire jouer chez eux la finale du championnat du monde en 2008. Le président kalmouk n'a fait que dire "C'est signé !"... Ou bien Ilioumjinov est très sûr de lui, ou bien il n'a pas conscience du risque qu'il fait prendre aux échecs. Je ne suis pas sûr que les Mexicains seront ravis d'avoir un championnat du monde en 2007 sans le tenant du titre...
Enfin, nous apprenons dans cette interview que l'assurance de Danailov de trouver facilement des fonds en Bulgarie pour monter un match-revanche n'était qu'une façade. Rien n'était fait et, vu les délais, on peut être sûr qu'il ne se passera rien de ce côté-là.

Partie 5 : une nulle de combat

C'était sa dernière partie avec les Blancs. Dimanche 3 décembre, Vladimir Kramnik a disputé la 5e et avant-dernière partie de son match contre le logiciel Deep Fritz. J'aime bien la photo ci-contre car on a l'impression que le champion du monde joue contre personne, ce qui, d'une certaine façon, est complètement vrai. Son adversaire n'est pas une personne et, surtout, le principal problème de Kramnik, dans cette confrontation avec rien, s'appelle... Kramnik. On l'a vu dans la première partie où le joueur russe a raté une ligne menant au gain. On l'a vu dans la deuxième partie où il n'a pas vu qu'il allait être maté en un coup. Et on l'a vu hier lorsque, au sortir de l'ouverture, c'est-à-dire au moment où il n'a plus eu accès à la base d'ouvertures de son "adversaire", le grand Vlad a laissé filer l'avantage que lui avaient conféré les pièces blanches.
Penchons-nous donc sur la position après le 16e coup des Noirs (diagramme ci-contre). Ici, Kramnik joua 17. h4, pour inaugurer une attaque trop molle contre le roi noir. J'imagine que c'est pour garder la paire de fous qu'il a exclu 17. Fxf6. Pourtant, ce plan qui créait d'affreux pions doublés isolés dans le camp adverse présentait aussi l'avantage (en plus de supprimer le cavalier qui allait s'avérer une véritable peste par la suite) de conserver aux Blancs un plus durable tout en leur donnant des pistes simples pour l'agrandir, notamment la faiblesse des pions c5 et h7. Rien, d'ailleurs, n'empêchait, après 17. Fxf6 gxf6, de lancer dans l'attaque les pions de l'aile-roi (même si l'idée de 18. Td5 tout de suite me plait bien). L'inconvénient majeur du plan finalement retenu par Kramnik, en plus de laisser vivre le cavalier, fut que d'une part, les Noirs égalisèrent rapidement en s'emparant de l'aile-dame, et que, d'autre part, la fameuse paire de fous n'allait de toute façon pas subsister. Pour couronner le tout, la partie prit une tournure de plus en plus tactique, ce qui ne laissait pas d'inquiéter les commentateurs, lesquels savaient bien que la machine se trouvait sur son terrain de prédilection.
C'est tout à l'honneur de Kramnik d'avoir su relever ce défi. Le Russe ne se démonta pas et choisit lui aussi de privilégier des menaces tactiques pour s'opposer à l'attaque de Deep Fritz. Ainsi, sur le diagramme ci-contre qui représente la position après le 31e coup des Noirs, on s'aperçoit que si le roi blanc se trouvait en g1 (et donc pas sous la menace de Cd3 + suivi deTf1 mat), les Blancs prendraient en h6 et les Noirs n'auraient d'autre choix que de prendre le fou a1 pour empêcher le mat en h8. Mais le roi n'est pas en g1. Que doivent faire les Blancs pour parer la menace de mat susmentionnée ? En fait, un seul coup est jouable. Le fou ne peut s'interposer en b2 (ni la tour en f4) à cause de la maudite fourchette de cavalier en d3. La solution consiste à soustraire le roi à un éventuel échec du cavalier. L'unique case disponible pour ce faire est f1, ce qui, paradoxalement, expose le monarque blanc à un échecs à la découverte. Kramnik trouva 32. Rf1 et Fritz enclencha une répétition de coups par Ch3+ 33. Re1 Cf2 34. Rf1 Ch3+ 35. Re1 et la nulle fut conclue avant que la position ne se présente une troisième fois sur l'échiquier. Hier, j'ai suggéré que le logiciel adopte une autre suite que Ch3+, c'est-à-dire Cg4+. Non pas que ce coup soit gagnant. Fritz a dû estimer que c'était un tout petit peu moins bon que Ch3+ et très probablement nul (après 32... Cg4+ 33. Rg1 Ta4 défend le cavalier et le meilleur coup des Blancs est peut-être 34. Th5 attaquant le pion c5). Simplement, dans ce genre de cas de figure, les programmeurs devraient sérieusement se poser la question de savoir s'il faut privilégier une nulle immédiate par répétition de coups ou laisser se jouer la partie, sachant que l'humain, en face, a toutes les chances de ne pas suivre la voie "la plus forte" qui mène aussi à la nulle. Un peu de guerre psychologique de la part des ingénieurs serait amusant dans ce genre de match...
En attendant, la machine mène toujours d'un point avant la dernière partie, où elle aura les Blancs et qui se disputera mardi 5 décembre. Que ce soit contre Peter Leko ou contre Vesseline Topalov, Vladimir Kramnik a montré qu'il pouvait, à l'arraché, revenir au score ou l'emporter, en gagnant LA partie qu'il fallait gagner. Mais c'était à chaque fois avec les pièces blanches... et à chaque fois contre des humains tendus et fatigués.

03 décembre 2006

Flash : nulle dans la cinquième partie

La cinquième et avant-dernière partie du match opposant Vladimir Kramnik au logiciel Deep Fritz a été (et les spectateurs ne s'en plaindront pas) un peu plus animée que la précédente. Aujourd'hui, pour sa dernière rencontre avec les pièces blanches, le champion du monde se devait de tenter quelque chose, sans toutefois prendre trop de risques car la machine ne pardonne pas. Après avoir bien négocié l'ouverture, au cours desquelles les dames ont été échangées, le Russe s'est un peu ramolli et a permis à son opposant informatique d'égaliser puis, dans un échiquier qui s'est progressivement ouvert aux quatre vents, de tenter de faire parler sa force tactique. De manière assez brave, Kramnik a relevé le défi (mais avait-il le choix ?) et, aux menaces de son adversaire, a répondu par une menace de mat. La fin de la partie a été assez palpitante car, au 32e coup, dans un quasi-zugzwang, le joueur humain a trouvé le seul coup qui ne perdait pas. Un coup paradoxal qui mettait son roi sous la menace d'un échec à la découverte. De manière très curieuse, Deep Fritz, qui n'avait plus de grand avantage mais pas de problème non plus, est aussitôt entré dans une logique de répétition de coups alors qu'il existait une voie de laisser vivre la rencontre. Sans doute la boîte à puces s'est-elle dit que, menant au score, elle pouvait se contenter de la nulle... Une analyse plus complète demain. Deep Fritz mène par 3 points à 2 et aura les Blancs pour la dernière partie, mardi 5 décembre.

Précision

Pour celui ou celle qui, anonymement, se plaint d'une publicité (que je n'ai pas vue), je donne la précision suivante : je ne suis pas responsable du contenu des espaces publicitaires. Rien ne m'est soumis à l'avance. Tout ceci incombe aux programmes Adwords et Adsense de Google. Si vous souhaitez vous plaindre d'un contenu que vous jugez immoral, insultant ou illégal, c'est à eux qu'il faut vous adresser. Merci.

02 décembre 2006

Partie 4 : le siège de la forteresse Kramnik

Après la 4e des 6 parties que Vladimir Kramnik doit jouer, à Bonn, contre le logiciel Deep Fritz, on peut décemment se poser la question suivante : l'humain parviendra-t-il à en gagner une ? Tant dans les deux premières rencontres le programme a semblé prenable (si l'on fait, bien sûr, abstraction de la gaffe fatale), tant les deux suivantes ont prouvé que la chose n'était pas si simple. Hier, dans l'antépénultième confrontation, le champion du monde se trouvait, avec les Noirs, sur un des terrains qu'il maîtrise le mieux, la défense russe (ou Petrov, 1. e4 e5 2. Cf3 Cf6), réputée pour donner beaucoup de nulles. Mais il a passé le plus clair de son temps à se défendre, recroquevillé dans son bout d'échiquier. Il a été à la peine, sans doute d'abord en raison de la variante d'ouverture retenue par la machine, qui fut visiblement une surprise pour lui. J'ai été pour ma part assez intrigué de voir Deep Fritz préférer des choix calmes, tenter de jouer positionnel alors que l'on sait que ce n'est pas son point fort, et ne pas viser le corps à corps (il est d'ailleurs assez révélateur de constater que, tout au long de cette partie, aucun des deux protagonistes n'est allé plus loin que sa cinquième rangée).
L'exemple que je retiendrai est tiré de l'ouverture. La position du diagramme ci-contre est apparue sur l'échiquier après le 9e coup noir. Ici, mon logiciel Fritz 8 (et la plupart des joueurs humains, j'imagine) préfère, avant de récupérer le pion d5, jouer 10. Fe3 qui attaque la dame et développe le fou. Mais Deep Fritz n'a pas sélectionné ce coup, sans doute parce que les Noirs, après 10... Cf6 11. Fxd4 (11. De2 avec l'idée d'un échec à la découverte ne marche pas à cause de 11... Dg4 ! 12. f3 De6) Cxh5 12. Cxd5 Fe6 13. Ce3 ont obtenu une position tranquille dans laquelle ils ont égalisé. Au lieu de 10. Fe3, le logiciel a donc préféré prendre le pion d5 avec son cavalier, permettant la continuation suivante : 10... Fc6 11. Ce3 g6 12. Dh3 Cg5 13. Dg4, empêchant le grand roque mais proposant l'échange des dames. Ici, Kramnik a réfléchi pendant un long moment. Sans doute a-t-il essayé d'estimer les chances de l'échange immédiat en g4 et de Df4, coup qu'il a retenu. Je ne me permets évidemment pas de donner des leçons au champion du monde (d'autant moins qu'il m'a mis une tannée mémorable en simultanée il y a quelques années), mais après analyse, 13... Dxg4 a de bons côtés. Après 14. Cxg4 Ce6, les Blancs font face à une alternative : soit déroquer les Noirs par Cf6+ (ce qui n'est pas trop grave étant donné que les dames ne sont plus là et que les Noirs peuvent, en jouant Re7, mettre leurs tours en communication), soit poursuivre leur développement avec f4 ou Te1. Quel que soit leur choix, ils n'ont pas de forte menace.
L'inconvénient de 13... Df4 s'est tout de suite vu dans la partie. Après 14. Dxf4 Fxf4 15. Cc4 Ce6 16. Fxf4 Cxf4 (attaquant g2), arrive Tfe1+, qui oblige le roi noir à se déplacer en f8 et la tour h8 va rester cloîtrée pendant un bon moment. Malgré cela, Kramnik joua une défense précise face à un Deep Fritz qui gagnait méticuleusement de l'espace mais ne parvenait pas à trouver la faille. Au fur et à mesure que la finale s'approchait, on s'apercevait que le fou restant des Blancs n'était pas plus fort que le cavalier adverse. Même confiné dans une bande étroite, le champion du monde disposait toujours du bon coup au bon moment et finit par construire une forteresse sur toute la largeur de l'échiquier. De manière un peu absurde, le fou blanc tournicotait dans le vide car le logiciel, une nouvelle fois, ne se rendait pas compte qu'il ne pouvait améliorer la position, que tous ses efforts étaient vains tant que le roi noir, en se déplaçant de e6 à f6 et vice-versa, contrôlait les cases permettant de s'infiltrer dans son domaine réservé. En témoigne la position finale (diagramme ci-contre) obtenue après que 54 coups furent joués de part et d'autre. Nulle donc et Fritz mène toujours d'un point. Cinquième partie demain et, pour la dernière fois, Kramnik aura les Blancs.

01 décembre 2006

Flash : nulle dans la quatrième partie

Enfin ! Enfin quelqu'un (ou plutôt quelque chose) a joué e4 comme premier coup des Blancs. Cela n'était pas arrivé une seule fois lors du dernier championnat du monde, à Elista. Cela n'était pas encore arrivé dans ce match entre Vladimir Kramnik et le logiciel Deep Fritz. Aujourd'hui, les programmeurs ont donc opté pour une partie ouverte. Ils s'attendaient probablement à deux répliques de la part du joueur humain : soit sa défense berlinoise fétiche, qui l'a aidé à conquérir le titre suprême face à Garry Kasparov en 2000, soit la défense russe. La deuxième hypothèse fut la bonne. On a vite compris que le champion du monde ne gagnerait pas cette partie, tant Deep Fritz semblait appliqué à ne pas lui laisser l'initiative. Mais, d'un autre côté, le talent défensif de Kramnik a une nouvelle fois fait merveille. Après la catastrophe de la deuxième partie, le géant de Tuapse semble s'être rassuré. Comme il l'a montré aujourd'hui, il est capable d'annuler à peu près quand il le souhaite. Deep Fritz a eu plus d'espace pendant toute la partie mais il n'est jamais parvenu à se bâtir un réel avantage. En finale, Kramnik a habilement obtenu une situation de blocus, se contentant de déplacer son roi sur deux cases et empêchant son adversaire de s'infiltrer dans sa position. De manière assez ridicule, qui n'est pas sans rappeler la petite expérience à laquelle je me suis livré sur la fin de la troisième partie (voir note précédente), la machine a continué à jouer, ne s'apercevant pas qu'elle ne pouvait plus progresser. On a même pu croire, à un moment, que Kramnik allait essayer de faire tomber la machine au temps... Mais la nulle a été conclue au 54e coup, soit deux coups avant le contrôle de temps, qui aurait ajouté une heure à la pendule de chacun. Une analyse plus complète de la partie vous sera proposée demain. Deep Fritz mène par 2,5 points à 1,5 et dimanche, pour l'avant-dernière confrontation, le champion du monde aura les Blancs. On espère un sursaut d'orgueil de sa part.